I
Juin 1852
Un soleil éclatant et un ciel bleu azur n’étaient pas les conditions idéales pour envoyer un oncle à l’asile. Ainsi en avais-je décidé quatre heures plus tôt, tandis que les kilomètres de route défilaient sous les roues de la voiture à cheval. Dans mon idée, les nuages auraient dû s’amonceler, noirs, grondants et menaçants pour décharger des torrents de pluie sur les arbres. Mais ils paressaient sans but, touffes de duvet d’oie égarées, jetant leurs ombres frêles sur la lande qu’ils survolaient. J’ai détaché mes yeux de la fenêtre. Le ciel était vraiment sans cœur.
Des perles de sueur coulaient dans mon cou, la banquette vide qui me faisait face tressautait au rythme des roues. L’intérieur de la voiture était écarlate et confiné, comme le petit salon de tante Alice où je tenais les comptes de la famille.
– Katharine..., avait commencé ma tante.
Elle était perchée au bord du canapé violet, caressant la tête d’un carlin rondouillard, qu’elle laissait laper du thé dans sa soucoupe. Le chien me vouait une haine presque égale à celle que me témoignait sa maîtresse.
– Katharine, avait-elle dit, j’ai une mission pour vous, une tâche que vous me semblez fort bien placée pour accomplir.
« Oui, ma tante, avais-je pensé. Je suis toujours la mieux placée pour effectuer toutes les corvées. Y a-t-il une bonne à houspiller, un autre collier à mettre au clou ? Ou bien mon cousin Robert a-t-il souillé le cabinet d’aisances ? »
– Votre oncle Tulman, le frère aîné de mon défunt George, a perdu l’esprit, j’en ai bien peur.
J’avais attendu, en me demandant si on comptait maintenant sur moi pour remettre de l’ordre dans un cerveau humain. Tante Alice avait posé sa soucoupe pour tirer un papier de son sac. Le chien avait couiné.
– Cette lettre est pour le moins préoccupante. Non seulement votre oncle a refusé de recevoir Mme Hardcastle, mais il lui a fait peur au point qu’elle a craint pour sa vie. Elle a été obligée de prendre la fuite. Elle m’apprend également qu’il a entrepris de grands travaux à Darkwind, de coûteux aménagements qui vident les caisses du domaine. Ce qui expliquerait, bien entendu, pourquoi il rechigne à augmenter, même légèrement, la pension qu’il verse à notre famille. Si nous ne réagissons pas...
Elle avait couvé d’un œil aimant son fils unique, affalé sur le tapis, gigantesque bébé aux proportions d’adulte, les joues gonflées de caramel.
– ... il ne restera plus rien pour le pauvre Robert à sa majorité.
J’avais refermé le livre de comptes. J’aurais bien proposé d’augmenter le revenu disponible de la famille en limitant la dose quotidienne de confiseries de ce « pauvre Robert », mais j’ai préféré garder cette suggestion pour moi. Ma mission se limitait à noter à l’encre les chiffres et les signes de soustraction ; je n’avais rien à dire sur le montant ni sur l’origine de ces chiffres. Pas encore.
Extraits
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