MARCHÉ AU SEXE1
ENTRETIEN GAYLE RUBIN / JUDITH BUTLER
Judith Butler -Je souhaitais m’entretenir avec vous pour la raison suivante : certains diraient que c’est vous qui avez établi la méthodologie de la théorie féministe, puis celle des Etudes gay et lesbiennes. Pour que nos lecteurs comprennent les relations qui existent entre ces deux champs, il serait intéressant que vous expliquiez comment vous êtes passée des positions qui étaient les vôtres dans Marché aux femmes 1 (The Traffic in Women) à celles de Penser le sexe. Ensuite j’aimerais aussi vous entendre un peu sur la teneur de vos travaux actuels. Je pourrais donc prendre les choses par le premier de ces deux livres, Marché aux femmes, et vous demander des détails précis sur le contexte dans lequel vous l’avez écrit. Je voudrais savoir aussi à quel moment vous avez commencé à prendre vos distances par rapport à vos positions d’alors.
Gayle Rubin – Je dirais que j’ai le sentiment d’un rapport différent de ces textes à la pensée féministe et aux Etudes gay et lesbiennes. Chacun, en son temps, faisait partie d’un champ de recherche en développement continu. L’origine de Marché aux femmes se situait au début de la deuxième vague du féminisme, alors que beaucoup d’entre nous, déjà engagées depuis la fin des années soixante, tentions de résoudre le problème de savoir comment penser et exprimer clairement l’oppression des femmes. Le contexte politique dominant de l’époque était celui de la nouvelle gauche, en particulier le mouvement antiguerre et l’opposition à l’impérialisme et au militarisme américains. Le paradigme dominant chez les intellectuels progressistes était le marxisme, sous des formes variées. De nombreuses féministes du début de cette deuxième vague venaient de la nouvelle gauche et, d’une façon ou d’une autre, se réclamaient du marxisme. Je ne crois pas que l’on puisse bien appréhender les débuts de cette deuxième génération du féminisme sans comprendre ses liens intimes, toujours conflictuels, avec l’orientation politique de cette nouvelle gauche et avec le cadre intellectuel marxiste. Le legs du marxisme au féminisme est immense, et la pensée féministe doit beaucoup au marxisme. En un sens, grâce au marxisme, a pu se poser un ensemble de questions que le marxisme seul ne pouvait résoudre de façon satisfaisante.
Le marxisme, même modifié, ne paraissait pas pouvoir se saisir complètement des problèmes de différence de genre et d’oppression des femmes. Pour beaucoup, nous nous battions contre – ou dans – ce système de pensée dominant pour le faire fonctionner ou comprendre pourquoi il échouait. Avec d’autres, je finis par conclure qu’aussi loin qu’on aille avec le paradigme marxiste, et aussi utile soit-il, il trouverait ses limites avec les questions de genre et de sexe.
Je dois ajouter qu’il y avait différentes sortes de marxisme. Il y avait quelques formulations très réductrices autour de la « question-femme » et quelques stratégies particulièrement simplistes pour la libération des femmes. Je me souviens d’un groupe à Ann Arbor qui s’appelait les Red Star Sisters. Leur idée de la libération des femmes, c’était de les mobiliser contre l’impérialisme. Cette approche ne leur laissait aucune chance de pouvoir aborder la question spécifique de l’oppression de genre ; pour elles, ce n’était qu’un précipité de l’oppression de classe et de l’impérialisme, qui disparaîtrait vraisemblablement après la révolution prolétarienne.
Extraits
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