#Roman francophone

Un cirque passe

Patrick Modiano

"Place du Châtelet, elle a voulu prendre le métro. C'était l'heure de pointe. Nous nous tenions serrés près des portières. A chaque station, ceux qui descendaient nous poussaient sur le quai. Puis nous remontions dans la voiture avec les nouveaux passagers. Elle appuyait la tête contre mon épaule et elle m'a dit en souriant que "personne ne pourrait nous retrouver dans cette foule". A la station Gare-du-Nord, nous étions entraînés dans le flot des voyageurs qui s'écoulait vers les trains de banlieue. Nous avons traversé le hall de la gare et, dans la salle des consignes automatiques, elle a ouvert un casier et en a sorti une valise de cuir noir. Je portais la valise qui pesait assez lourd. Je me suis dit qu'elle contenait autre chose que des vêtements".

Par Patrick Modiano
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Pour mes parents

J'avais dix-huit ans et cet homme dont j'ai oublié les traits du visage tapait mes réponses à la machine au fur et à mesure que je lui déclinais mon état civil, mon adresse et une prétendue qualité d'étudiant. Il m'a demandé à quoi j'occupais mes loisirs.
J'ai hésité quelques secondes :
– Je vais au cinéma et dans les librairies.
– Vous ne fréquentez pas seulement les cinémas et les librairies.
Il m'a cité le nom d'un café. J'avais beau lui répéter que je n'y avais jamais mis les pieds, je sentais bien qu'il ne me croyait pas. Enfin, il s'est résolu à taper la phrase suivante :
« Je passe mes heures de loisir au cinéma et dans les librairies. Je n'ai jamais fréquenté le café de la Tournelle, 61, quai du même nom. »
De nouveau des questions sur mon emploi du temps et mes parents. Oui, j'assistais aux cours de la faculté des lettres. Je ne risquais rien à lui dire ce mensonge car je m'étais inscrit à cette faculté, mais uniquement pour prolonger mon sursis militaire. Quant à mes parents, ils étaient partis à l'étranger et j'ignorais la date de leur retour, à supposer qu'ils reviennent jamais.
Alors, il m'a cité le nom d'un homme et d'une femme en me demandant si je les connaissais. J'ai répondu non. Il m'a prié de bien réfléchir. Si je ne disais pas la vérité, cela pourrait avoir de très graves conséquences pour moi. Cette menace était proférée d'un ton calme, indifférent. Non, vraiment, je ne connaissais pas ces deux personnes. Il a tapé ma réponse à la machine puis il m'a tendu la feuille au bas de laquelle était écrit : lecture faite, persiste et signe. Je n'ai même pas relu ma déposition et j'ai signé avec un stylo-bille qui traînait sur le bureau.
Avant de partir, je voulais savoir pourquoi j'avais dû subir cet interrogatoire.
– Votre nom figurait sur l'agenda de quelqu'un.
Mais il ne m'a pas dit qui était ce quelqu'un.
– Nous vous convoquerons au cas où nous aurions encore besoin de vous.
Il m'a raccompagné jusqu'à la porte du bureau. Dans le couloir, sur la banquette de cuir, se tenait une fille d'environ vingt-deux ans.
– C'est à votre tour maintenant, a-t-il dit à la fille.
Elle s'est levée. Nous avons échangé un regard, elle et moi. Par la porte qu'il avait laissée entrouverte, je l'ai vue s'asseoir à la même place que celle que j'occupais un instant auparavant.
*
Je me suis retrouvé sur le quai. Il était environ cinq heures du soir. J'ai marché vers le pont Saint-Michel avec l'idée d'attendre la sortie de cette fille après son interrogatoire. Mais je ne pouvais pas rester planté devant l'entrée du bâtiment de la police. J'ai décidé de me réfugier dans le café qui fait l'angle du quai et du boulevard du Palais. Et si elle avait pris le chemin opposé vers le Pont-Neuf ? Mais ça, je n'y avais même pas pensé.
J'étais assis derrière la vitre de la terrasse, le regard fixé vers le quai des Orfèvres. Son interrogatoire a été beaucoup plus long que le mien. La nuit était déjà tombée quand je l'ai vue marcher en direction du café.
Au moment où elle passait devant la terrasse, j'ai frappé du dos de la main sur la vitre. Elle m'a dévisagé avec surprise et elle est venue me rejoindre à l'intérieur.
Elle s'est assise à la table comme si nous nous connaissions et que nous nous étions donné rendez-vous. C'est elle qui a parlé la première :
– Ils vous ont posé beaucoup de questions ?
– Mon nom était inscrit sur l'agenda de quelqu'un.
– Et vous savez quelle était cette personne ?
– On n'a pas voulu me le dire. Mais peut-être que vous pourriez me renseigner.
Elle a froncé les sourcils.
– Vous renseigner sur quoi ?
– Je croyais que votre nom figurait aussi sur cet agenda et qu'on vous avait interrogée pour la même chose.
– Non. Moi, c'était juste pour un témoignage.
Elle paraissait préoccupée. J'avais même l'impression qu'elle oubliait peu à peu ma présence. Je restais silencieux. Elle m'a souri. Elle m'a demandé mon âge. Je lui ai répondu vingt et un ans. Je m'étais vieilli de trois ans : l'âge de la majorité, à l'époque.
– Vous travaillez ?
– Je fais du courtage en librairie, lui ai-je dit au hasard et d'un ton que je m'efforçais de rendre ferme.
Elle m'examinait en se demandant sans doute si elle pouvait me faire confiance.
– Vous me rendriez un service ? m'a-t-elle demandé.

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27/08/1992 152 pages 17,50 €
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