#Roman francophone

L'horizon

Patrick Modiano

"Il suivait la Dieffenbachstrasse. Une averse tombait, une averse d'été dont la violence s'atténuait à mesure qu'il marchait en s'abritant sous les arbres. Longtemps, il avait pensé que Margaret était morte. Il n'y a pas de raison, non, il n'y a pas de raison. Même l'année de nos naissances à tous les deux, quand cette ville, vue du ciel, n'était plus qu'un amas de décombres, des lilas fleurissaient parmi les ruines, au fond des jardins".

Par Patrick Modiano
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Pour Akako



Depuis quelque temps Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait à un passé lointain, mais comme ces courtes séquences n’étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un présent éternel. Il ne cesserait de se poser des questions là-dessus, et il n’aurait jamais de réponses. Ces bribes seraient toujours pour lui énigmatiques. Il avait commencé à en dresser une liste, en essayant quand même de retrouver des points de repère : une date, un lieu précis, un nom dont l’orthographe lui échappait. Il avait acheté un carnet de moleskine noire qu’il portait dans la poche intérieure de sa veste, ce qui lui permettait d’écrire des notes à n’importe quel moment de la journée, chaque fois que l’un de ses souvenirs à éclipses lui traversait l’esprit. Il avait le sentiment de se livrer à un jeu de patience. Mais, à mesure qu’il remontait le cours du temps, il éprouvait parfois un regret : pourquoi avait-il suivi ce chemin plutôt qu’un autre ? Pourquoi avait-il laissé tel visage ou telle silhouette, coiffée d’une curieuse toque en fourrure et qui tenait en laisse un petit chien, se perdre dans l’inconnu ? Un vertige le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui n’avait pas été.
Ces fragments de souvenirs correspondaient aux années où votre vie est semée de carrefours, et tant d’allées s’ouvrent devant vous que vous avez l’embarras du choix. Les mots dont il remplissait son carnet évoquaient pour lui l’article concernant la « matière sombre » qu’il avait envoyé à une revue d’astronomie. Derrière les événements précis et les visages familiers, il sentait bien tout ce qui était devenu une matière sombre : brèves rencontres, rendez-vous manqués, lettres perdues, prénoms et numéros de téléphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez oubliés, et celles et ceux que vous avez croisés sans même le savoir. Comme en astronomie, cette matière sombre était plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était infinie. Et lui, il répertoriait dans son carnet quelques faibles scintillements au fond de cette obscurité. Si faibles, ces scintillements, qu’il fermait les yeux et se concentrait, à la recherche d’un détail évocateur lui permettant de reconstituer l’ensemble, mais il n’y avait pas d’ensemble, rien que des fragments, des poussières d’étoiles. Il aurait voulu plonger dans cette matière sombre, renouer un à un les fils brisés, oui, revenir en arrière pour retenir les ombres et en savoir plus long sur elles. Impossible. Alors il ne restait plus qu’à retrouver les noms. Ou même les prénoms. Ils servaient d’aimants. Ils faisaient ressurgir des impressions confuses que vous aviez du mal à éclaircir. Appartenaient-elles au rêve ou à la réalité ?
Mérovée. Un nom ou un surnom ? Il ne fallait pas trop se concentrer là-dessus de crainte que le scintillement ne s’éteigne pour de bon. C’était déjà bien de l’avoir noté sur son carnet. Mérovée. Faire semblant de penser à autre chose, le seul moyen pour que le souvenir se précise de lui-même, tout naturellement, sans le forcer. Mérovée.
Il marchait le long de l’avenue de l’Opéra, vers sept heures du soir. Était-ce l’heure, ce quartier proche des Grands Boulevards et de la Bourse ? Le visage de Mérovée lui apparaissait maintenant. Un jeune homme aux cheveux blonds bouclés, avec un gilet. Il le voyait même habillé en groom — l’un de ces grooms à l’entrée des restaurants ou à la réception des grands hôtels, l’air d’enfants précocement vieillis. Lui aussi, ce Mérovée, il avait le visage flétri malgré sa jeunesse. On oublie les voix, paraît-il. Et pourtant il entendait encore le timbre de sa voix — un timbre métallique, un ton précieux pour dire des insolences qui se voulaient celles d’un gavroche ou d’un dandy. Et puis, brusquement, un rire de vieillard. C’était du côté de la Bourse, vers sept heures du soir, à la sortie des bureaux. Les employés s’écoulaient en groupes compacts, et ils étaient si nombreux qu’ils vous bousculaient sur le trottoir et que vous étiez pris dans leur flot. Ce Mérovée et deux ou trois personnes du même groupe sortaient de l’immeuble. Un gros garçon à la peau blanche, inséparable de Mérovée, buvait toujours ses paroles d’un air à la fois effarouché et admiratif. Un blond au visage osseux portait des lunettes teintées et une chevalière, et, le plus souvent, gardait le silence. Leur aîné devait avoir environ trente-cinq ans. Son visage était encore plus net dans le souvenir de Bosmans que celui de Mérovée, un visage empâté, un nez court qui lui faisait une tête de bouledogue sous des cheveux bruns plaqués en arrière. Il ne souriait jamais et il se montrait très autoritaire. Bosmans avait cru comprendre qu’il était leur chef de bureau. Il leur parlait avec sévérité comme s’il était chargé de leur éducation et les autres l’écoutaient, en bons élèves. C’est à peine si Mérovée se permettait de temps en temps une remarque insolente. Les autres membres du groupe, Bosmans ne s’en souvenait pas. Des ombres. Le malaise que lui causait ce nom, Mérovée, il le retrouvait quand deux mots lui étaient revenus en mémoire : « la Bande Joyeuse ».
Un soir que Bosmans comme d’habitude attendait Margaret Le Coz devant l’immeuble, Mérovée, le chef de bureau et le blond aux lunettes teintées étaient sortis les premiers et s’étaient dirigés vers lui. Le chef de bureau lui avait demandé à brûle-pourpoint :
« Vous voulez faire partie de la Bande Joyeuse ? »
Et Mérovée avait eu son rire de vieillard. Bosmans ne savait quoi répondre. La Bande Joyeuse ? L’autre, le visage toujours aussi sévère, le regard dur, lui avait dit : « C’est nous, la Bande Joyeuse », et Bosmans avait jugé cela plutôt comique à cause du ton lugubre qu’il avait pris. Mais, à les considérer tous les trois ce soir-là, il les avait imaginés de grosses cannes à la main, le long des boulevards, et, de temps en temps, frappant un passant par surprise. Et, chaque fois, on aurait entendu le rire grêle de Mérovée. Il leur avait dit :
« En ce qui concerne la Bande Joyeuse… laissez-moi réfléchir. »
Les autres paraissaient déçus. Au fond, il les avait à peine connus. Il avait été seul en leur présence pas plus de cinq ou six fois. Ils travaillaient dans le même bureau que Margaret Le Coz et c’était elle qui les lui avait présentés. Le brun à la tête de bouledogue était son supérieur et elle devait se montrer aimable avec lui. Un samedi après-midi, il les avait rencontrés sur le boulevard des Capucines, Mérovée, le chef de bureau et le blond aux lunettes teintées. Ils sortaient d’une salle de gymnastique. Mérovée avait insisté pour qu’il vienne prendre « un verre et un macaron » avec eux. Il s’était retrouvé de l’autre côté du boulevard à une table du salon de thé La Marquise de Sévigné. Mérovée semblait ravi de les avoir entraînés dans cet établissement. Il interpellait l’une des serveuses, en habitué du lieu, et commandait d’une voix tranchante « du thé et des macarons ». Les deux autres le considéraient avec une certaine indulgence, ce qui avait étonné Bosmans de la part du chef de bureau, lui si sévère d’habitude.
« Alors, pour notre Bande Joyeuse… vous avez pris une décision ? »
Mérovée avait posé la question à Bosmans d’un ton sec et celui-ci cherchait un prétexte pour quitter la table. Leur dire, par exemple, qu’il devait aller téléphoner. Il leur fausserait compagnie. Mais il pensait à Margaret Le Coz qui était leur collègue de bureau. Il risquait de les rencontrer de nouveau, chaque soir, quand il venait la chercher.
« Alors, ça vous dirait d’être un membre de notre Bande Joyeuse ? »
Mérovée insistait, de plus en plus agressif, comme s’il voulait provoquer Bosmans. On aurait cru que les deux autres se préparaient à suivre un match de boxe, le brun à tête de bouledogue avec un léger sourire, le blond impassible derrière ses lunettes teintées.
« Vous savez, avait déclaré Bosmans d’une voix calme, depuis le pensionnat et la caserne, je n’aime pas tellement les bandes. »
Mérovée, décontenancé par cette réponse, avait eu son rire de vieillard. Ils avaient parlé d’autre chose. Le chef de bureau, d’une voix grave, avait expliqué à Bosmans qu’ils fréquentaient deux fois par semaine la salle de gymnastique. Ils y pratiquaient diverses disciplines, dont la boxe française et le judo. Et il y avait même une salle d’armes avec un professeur d’escrime. Et, le samedi, on s’inscrivait pour un « cross » ou une « cendrée » au bois de Vincennes.
« Vous devriez venir faire du sport avec nous… »
Bosmans avait l’impression qu’il lui donnait un ordre.
« Je suis sûr que vous ne faites pas assez de sport… »
Il le fixait droit dans les yeux et Bosmans avait de la peine à soutenir ce regard.
« Alors, vous viendrez faire du sport avec nous ? »
Son gros visage de bouledogue s’éclairait d’un sourire.
« D’accord pour un jour de la semaine prochaine ? Je vous inscris rue Caumartin ? »
Cette fois-ci, Bosmans ne savait plus quoi répondre. Oui, cette insistance lui rappelait le temps lointain du pensionnat et de la caserne.
« Tout à l’heure, vous m’avez bien dit que vous n’aimiez pas les bandes ? lui demanda Mérovée d’une voix aiguë. Vous préférez sans doute la compagnie de Mlle Le Coz ? »
Les deux autres avaient l’air gênés de cette remarque. Mérovée gardait le sourire, mais il semblait quand même craindre la réaction de Bosmans.
« Mais oui, c’est cela. Vous avez sans doute raison », avait répondu doucement Bosmans.
Il les avait quittés sur le trottoir. Ils s’éloignaient dans la foule, le chef de bureau et le blond aux lunettes teintées marchant côte à côte. Mérovée, légèrement en arrière, se retournait et lui faisait un geste d’adieu. Et si sa mémoire le trompait ? C’était peut-être un autre soir, à sept heures devant l’immeuble des bureaux, quand il attendait la sortie de Margaret Le Coz.
Quelques années plus tard, vers deux heures du matin, il traversait en taxi le carrefour où se croisent la rue du Colisée et l’avenue Franklin-Roosevelt. Le chauffeur s’arrêta au feu rouge. Juste en face, en bordure du trottoir, quelqu’un était immobile, très raide, vêtu d’une pèlerine noire, pieds nus dans des spartiates. Bosmans reconnut Mérovée. Le visage était amaigri, les cheveux coupés ras. Il se tenait là, en faction, et, au passage des rares voitures, il ébauchait chaque fois un sourire. Un rictus plutôt. On aurait dit qu’il faisait le tapin pour des clients d’outre-tombe. C’était une nuit de janvier, particulièrement froide. Bosmans avait envie de le rejoindre et de lui parler, mais il se dit que l’autre ne le reconnaîtrait pas. Il le voyait encore, à travers la vitre arrière et jusqu’à ce que la voiture tourne au Rond-Point. Il ne pouvait détacher les yeux de cette silhouette immobile, en pèlerine noire, et il se rappelait brusquement le gros garçon à la peau blanche qui accompagnait souvent Mérovée et semblait tant l’admirer. Qu’était-il devenu ?
Il y en avait des dizaines et des dizaines de fantômes de cette sorte. Impossible de donner un nom à la plupart d’entre eux. Alors, il se contentait d’écrire une vague indication sur son carnet. La fille brune avec la cicatrice, qui se trouvait toujours à la même heure sur la ligne Porte-d’Orléans / Porte-de-Clignancourt… Le plus souvent, c’était une rue, une station de métro, un café qui les aidaient à ressurgir du passé. Il se souvenait de la clocharde à la gabardine, l’allure d’un ancien mannequin, qu’il avait croisée à plusieurs reprises dans des quartiers différents : rue du Cherche-Midi, rue de l’Alboni, rue Corvisart…
Il s’était étonné que, parmi les millions d’habitants que comptait une grande ville comme Paris, on puisse tomber sur la même personne, à de longs intervalles, et chaque fois dans un endroit très éloigné du précédent. Il avait demandé son avis à un ami qui faisait des calculs de probabilités en consultant les numéros du journal Paris Turf des vingt dernières années, pour jouer aux courses. Non, pas de réponse à cela. Bosmans avait alors pensé que le destin insiste quelquefois. Vous croisez à deux, trois reprises la même personne. Et si vous ne lui adressez pas la parole, alors tant pis pour vous.

La raison sociale des bureaux ? Quelque chose comme « Richelieu Interim ». Oui, disons : Richelieu Interim. Un grand immeuble de la rue du Quatre-Septembre, autrefois le siège d’un journal. Une cafétéria au rez-de-chaussée, où il avait rejoint deux ou trois fois Margaret Le Coz parce que l’hiver de cette année-là était rude. Mais il préférait l’attendre dehors.
La première fois, il était même monté la chercher. Un énorme ascenseur de bois clair. Il avait pris l’escalier. À chaque étage, sur les doubles portes, une plaque avec le nom d’une société. Il avait sonné à celle qui indiquait Richelieu Interim. Elle s’était ouverte automatiquement. Au fond de la pièce, de l’autre côté d’une sorte de comptoir surmonté d’un vitrage, Margaret Le Coz était assise à l’un des bureaux, comme d’autres personnes autour d’elle. Il avait frappé à la vitre, elle avait levé la tête et lui avait fait signe de l’attendre en bas.
Il se tenait toujours en retrait, à la lisière du trottoir, pour n’être pas pris dans le flot de ceux qui sortaient de l’immeuble à la même heure tandis que retentissait une sonnerie stridente. Les premiers temps, il craignait de la manquer dans cette foule, et il lui avait proposé de porter un vêtement grâce auquel il pourrait la repérer : un manteau rouge. Il avait l’impression de guetter quelqu’un à l’arrivée d’un train, quelqu’un que vous essayez de reconnaître parmi les voyageurs qui passent devant vous. Ils sont de moins en moins nombreux. Des retardataires, là-bas, descendent du dernier wagon, et vous n’avez pas encore perdu tout espoir…
Elle avait travaillé une quinzaine de jours dans une annexe de Richelieu Interim, pas très loin, du côté de Notre-Dame-des-Victoires. Il l’attendait, là aussi, à sept heures du soir, au coin de la rue Radziwill. Elle était seule quand elle sortait du premier immeuble sur la droite, et, la voyant marcher vers lui, Bosmans avait pensé que Margaret Le Coz ne risquerait plus de se perdre dans la foule — une crainte qu’il éprouvait par moments, depuis leur première rencontre.
Ce soir-là, sur le terre-plein de la place de l’Opéra, des manifestants étaient rassemblés face à une rangée de CRS qui formaient une chaîne tout le long du boulevard, apparemment pour protéger le passage d’un cortège officiel. Bosmans était parvenu à se glisser à travers cette foule jusqu’à la bouche du métro, avant la charge des CRS. Il avait à peine descendu quelques marches que, derrière lui, des manifestants refluaient en bousculant ceux qui les précédaient dans les escaliers. Il avait perdu l’équilibre et entraîné une fille en imperméable devant lui, et tous deux, sous la pression des autres, étaient plaqués contre le mur. On entendait des sirènes de police. Au moment où ils risquaient d’étouffer, la pression s’était relâchée. Le flot continuait à s’écouler le long des escaliers. L’heure de pointe. Ils étaient montés ensemble dans une rame. Tout à l’heure, elle s’était blessée contre le mur et elle saignait à l’arcade sourcilière. Ils étaient descendus deux stations plus loin et il l’avait emmenée dans une pharmacie. Ils marchaient l’un à côté de l’autre à la sortie de la pharmacie. Elle portait un sparadrap au-dessus de l’arcade sourcilière, et il y avait une tache de sang sur le col de son imperméable. Une rue calme. Ils étaient les seuls passants. La nuit tombait. Rue Bleue. Ce nom avait paru irréel à Bosmans. Il se demandait s’il ne rêvait pas. Bien des années plus tard, il s’était retrouvé par hasard dans cette rue Bleue, et une pensée l’avait cloué au sol : Est-on vraiment sûr que les paroles que deux personnes ont échangées lors de leur première rencontre se soient dissipées dans le néant, comme si elles n’avaient jamais été prononcées ? Et ces murmures de voix, ces conversations au téléphone depuis une centaine d’années ? Ces milliers de mots chuchotés à l’oreille ? Tous ces lambeaux de phrases de si peu d’importance qu’ils sont condamnés à l’oubli ?
« Margaret Le Coz. Le Coz en deux mots.
— Vous habitez dans le quartier ?
— Non. Du côté d’Auteuil. »
Et si toutes ces paroles restaient en suspens dans l’air jusqu’à la fin des temps et qu’il suffisait d’un peu de silence et d’attention pour en capter les échos ?
« Alors, vous travaillez dans le quartier ?
— Oui. Dans des bureaux. Et vous ? »
Bosmans était surpris par sa voix calme, cette manière paisible et lente de marcher, comme pour une promenade, cette apparente sérénité qui contrastait avec le sparadrap au-dessus de l’arcade sourcilière et la tache de sang sur l’imperméable.
« Oh moi… je travaille dans une librairie…
— Ça doit être intéressant… »
Le ton était courtois, détaché.
« Margaret Le Coz, c’est breton ?
— Oui.
— Alors, vous êtes née en Bretagne ?
— Non. À Berlin. »
Elle répondait aux questions avec une grande politesse, mais Bosmans sentait qu’elle n’en dirait pas plus. Berlin. Une quinzaine de jours plus tard, il attendait Margaret Le Coz sur le trottoir, à sept heures du soir. Mérovée était sorti de l’immeuble le premier. Il portait un costume du dimanche — ces costumes aux épaules étriquées faits par un tailleur de l’époque, du nom de Renoma.
« Vous venez avec nous ce soir ? avait-il dit à Bosmans de sa voix métallique. Nous sommes de sortie… Une boîte des Champs-Élysées… Le Festival… »
Il avait lancé « Festival » d’un ton déférent comme s’il s’agissait d’un haut lieu de la vie nocturne et parisienne. Bosmans avait décliné l’invitation. Alors Mérovée s’était planté devant lui :
« Je vois… Vous préférez sortir avec la Boche… »
Il avait pour principe de ne jamais réagir à l’agressivité des autres, ni aux insultes ni aux provocations. Sauf par un sourire pensif. Étant donné sa taille et son poids, le combat aurait été, la plupart du temps, inégal. Et puis, après tout, les gens n’étaient pas si méchants que ça.
Ce premier soir, ils continuaient de marcher tous les deux, lui et Margaret Le Coz. Ils étaient arrivés avenue Trudaine, une avenue dont on dit qu’elle ne commence ni ne finit nulle part, peut-être parce qu’elle forme une sorte d’enclave ou de clairière et qu’il n’y passe que de rares voitures. Ils s’étaient assis sur un banc.
« Qu’est-ce que vous faites dans vos bureaux ?
— Un travail de secrétaire. Et je traduis du courrier en allemand.
— Ah oui, c’est vrai… Vous êtes née à Berlin… »
Il aurait voulu savoir pourquoi cette Bretonne était née à Berlin, mais elle restait silencieuse. Elle avait regardé sa montre.
« J’attends que l’heure de pointe soit passée pour reprendre le métro… »
Ils attendirent ainsi, dans un café, en face du lycée Rollin. Bosmans avait été, pendant deux ou trois ans, interne dans ce lycée, comme dans beaucoup d’autres pensionnats de Paris et de province. La nuit, il s’échappait du dortoir et marchait le long de l’avenue silencieuse jusqu’aux lumières de Pigalle.
« Vous avez fait des études ? »
Était-ce à cause de la proximité du lycée Rollin qu’il lui avait posé la question ?
« Non. Pas d’études.
— Moi non plus. »
Quelle drôle de coïncidence d’être assis en face d’elle, dans ce café de l’avenue Trudaine… Un peu plus loin, sur le même trottoir, l’« École commerciale ». Un camarade du lycée Rollin dont il avait oublié le nom, un garçon joufflu et brun, qui portait toujours des après-ski, l’avait convaincu de s’inscrire à cette « École commerciale ». Bosmans l’avait fait uniquement pour prolonger son sursis militaire, mais il n’y était resté que deux semaines.
« Vous croyez que je dois garder ce sparadrap ? »
Elle frottait du doigt son arcade sourcilière et le pansement, au-dessus de celle-ci. Bosmans était d’avis de garder le sparadrap jusqu’au lendemain. Il lui demanda si c’était douloureux. Elle haussa les épaules.
« Non, pas très douloureux… Tout à l’heure j’ai cru que j’allais étouffer… »
Cette foule, dans la bouche du métro, ces rames bondées, chaque jour, à la même heure… Bosmans avait lu quelque part qu’une première rencontre entre deux personnes est comme une blessure légère que chacun ressent et qui le réveille de sa solitude et de sa torpeur. Plus tard, quand il pensait à sa première rencontre avec Margaret Le Coz, il se disait qu’elle n’aurait pas pu se produire autrement : là, dans cette bouche de métro, projetés l’un contre l’autre. Et dire qu’un autre soir, au même endroit, ils auraient descendu le même escalier, dans la même foule et pris la même rame sans se voir… Mais était-ce vraiment sûr ?
« J’ai quand même envie d’enlever le sparadrap… »
Elle essayait d’en tirer l’extrémité, entre pouce et index, mais elle n’y parvenait pas. Bosmans s’était rapproché d’elle.
« Attendez… Je vais vous aider… »
Il tirait le sparadrap doucement, millimètre par millimètre. Le visage de Margaret Le Coz était tout près du sien. Elle tâchait de sourire. Enfin, il réussit à l’ôter complètement, d’un coup sec. La trace d’un hématome, au-dessus de l’arcade sourcilière.
Il avait laissé sa main gauche sur son épaule. Elle le fixait de ses yeux clairs.

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04/03/2010 171 pages 16,75 €
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