Editeur
Genre
Romans historiques
I
HISTOIRES DE CIGUË
Le drame qui se jouait à la Pnyx ce jour-là, l’un des pre- miers du printemps 403 av. J.-C., avait pour thème la diffé- rence, humaine, trop humaine, entre la force et la fai- blesse. L’enjeu, comme cela se produit souvent en de pareilles circonstances, c’était la vie ou la mort, mais malgré le tragique de la situation, la manière dont le drame se dérou- lait penchait dangereusement vers la comédie. Roux et nerveux, l’un des deux protagonistes du drame, un nommé Théramène, avait été arraché de l’autel et s’efforçait avec les pieds de repousser un comparse qui, répondant au nom de Satyros, était énorme, teigneux et mordait le mollet poilu du suppliant. Il voulait l’obliger à renoncer à la protec- tion que lui offrait l’embrassement convulsif de la pierre sacrée et lui faire boire la ciguë. Satyros était la cheville ouvrière du second protagoniste, l’illustre Critias, celui qui était à la tête du régime que l’histoire a inscrit au chapitre « tyrannie des Trente 1 ». Vainqueur de la joute oratoire qui venait de l’opposer à Théramène, son ancien camarade devenu son adversaire, Critias suivait des yeux, tout en refré- nant son ironie, les outrages dont sa future victime faisait les frais.
Un peu plus loin, légèrement en retrait par rapport à la foule, à quelques pas de la pinède qui s’étend encore et toujours sur la colline de la Pnyx, un troisième personnage semblait avoir adopté le rôle de l’observateur objectif - et pourquoi pas aussi du juge ? - de la confrontation, dans la mesure où, quelques décennies plus tard, il s’agirait pour lui de la raconter à la fin du deuxième livre de ses Helléniques. Son nom à lui était Xénophon2, il avait vingt-sept ans cette année-là et, de l’avis général, il semblait être un pur produit de l’Athènes agonisante. Il était beau comme Alcibiade, dont la beauté a pour elle la bonne réputation des modèles classiques, mais il différait de lui sur le plan de la pudeur et de la timidité, ses cheveux châtain clair étaient assez abondants pour qu’il les gardât longs à la manière des Spartiates qu’il admirait et le manteau qu’il por- tait était entièrement rouge, comme ceux des Spartiates préci- sément qui ne voulaient pas laisser paraître le sang de leurs blessures tant qu’ils se divertissaient durant le combat. C’était un membre éminent de la cavalerie des Trente et un ami de Socrate.
C’est à cette dernière particularité, l’amitié qui le liait au père de toute philosophie, qu’il conviendra par préférence d’imputer le regard introverti avec lequel il suivait l’évolution du drame tragi-comique. Étant donné que les deux protago- nistes de la scène, Critias et Théramène, étaient l’un et l’autre des amis de Socrate, il avait quelque raison ce jour-là de s’interroger et d’être perplexe quant à la force de la philosophie et la faiblesse des gens qui sont appelés à
Extraits
Commenter ce livre