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Goldfinger
ROLLING HILLS, ENVIRONS DE NEW YORK
C’est de ma faute : je suis radin. On m’avait pourtant bien conseillé de louer une camionnette blanche, un véhicule utilitaire qui ne se ferait pas remarquer sur une route où il n’y a que des BMW et des Porsche Carrera. Mais j’ai eu peur que la BBC refuse de payer pour la location de ladite camionnette (et j’avais raison), c’est pour ça que je me retrouve au volant de Menace Rouge, ma vieille Honda toute pourrie dont le voyant « Problème de freins » ne s’éteint jamais.
Je m’en fous, je ne bougerai pas. Je tiendrai le temps qu’il faudra.
Ou plutôt j’espère pouvoir tenir. Il fait un froid de gueux. Le café que j’ai acheté chez Dunkin’ Donuts est glacé. Et il va falloir que j’aille pisser les trois tasses que je me suis envoyées en attendant que le Vautour daigne franchir le portail électrifié de sa résidence pour aller « au travail » — c’est-à-dire là où je vais essayer de le suivre avec ma voiture rouge grotesque.
Et voilà que le bon Dieu m’envoie la neige. Une saloperie de neige épaisse qui transforme tout en paysage immaculé — tout, sauf mon tas de ferraille rouge. Au point où j’en suis, je pourrais mettre un autocollant géant sur le capot : JE SUIS EN PLANQUE. JE VOUS FILE.
On a commencé à 4 heures du matin. Quand on filme ce genre de scène, à l’image, ça donne toujours un truc très classe : longue focale pour la tension dramatique, accélération, face-à-face final. Mais, après quatre heures d’un froid épouvantable, il n’y a plus rien de classe. Il y a juste ma vessie qui hurle.
Badpenny m’appelle depuis la Toyota qui surveille l’entrée de l’immeuble où le Vautour a son bureau. Même problème : Jacquie et elle ont envie de pisser. Un petit détail qui pourrait tout foutre en l’air. Tout ça parce que le bon Dieu a oublié de permettre aux femmes de se planquer derrière un arbre et de laisser quelques traces jaunes dans la neige. Non, les femmes veulent de vraies toilettes, en porcelaine : bref, il va falloir que Badpenny et Jacquie quittent leur poste. D’accord, bordel, allez-y, trouvez une station-service, mais s’il vous plaît, ne vous faites pas remarquer.
Ricardo fait un petit câlin à sa caméra. Son bébé. Ricardo est calme. Ricardo est toujours calme. Il revient d’Irak, où son calme lui a d’ailleurs sauvé la vie. Ricardo n’a jamais faim, Ricardo n’a jamais froid, Ricardo n’a jamais besoin d’aller pisser. Je ne sais pas ce qu’il prend, mais je veux bien la même chose.
Je lui dis : « On reste. » Mais pourquoi ? Si même Dieu n’en a rien à foutre du Vautour et de ce qu’il a fait à l’Afrique, pourquoi est-ce que moi, je devrais m’en soucier ? Que Dieu aille se faire foutre.
Si j’étais psy, je dirais que je suis là parce que mon père avait un magasin de meubles dans le quartier latino de Los Angeles. Son boulot consistait à vendre de la merde à crédit aux Mexicains. Plus tard, il s’est mis à vendre de la merde de luxe à des riches, à Beverly Hills. Il détestait les meubles. Et moi je détestais ces connards d’acheteurs blindés de fric et les poules à qui ils offraient ces meubles. L’odeur de leur pognon me répugnait, et plus encore l’odeur des cadavres des mecs qu’ils avaient tués pour le gagner. C’étaient tousdes Vautours. Et nous, on était leur repas.
Extraits
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