Editeur
Genre
Littérature française
Cécile se redressa en sursaut. Elle plissa les paupières, éblouie par la lumière. Derrière la vitre du compartiment, la campagne normande déroulait un panorama d’émeraude. Le bruit lancinant du train plongeait la jeune femme dans la tor- peur, mais il lui fallait rester sur ses gardes. À tout moment, un contrôleur pouvait entrer, escorté par des militaires. On inspecterait ses papiers, on lui demanderait des explications... Et c’en serait fini. Elle serra son sac, sentit sous l’étoffe les précieuses lettres et poussa un soupir. Il y avait des heures qu’elle avait quitté la ville, et le chemin était encore long jusqu’au camp.
Pour tromper l’attente, elle prit le petit calepin dans lequel elle notait soigneusement ses rendez-vous et le feuilleta. Les consultations s’étalaient de page en page. Elle prit quelques notes en prévision du retour. Il faudrait travailler plus pour rattraper le retard. Le stylo griffait le papier, au rythme de son écriture nerveuse et pointue. Cécile referma le carnet et reporta son attention sur le paysage. Il faisait beau, la campagne était radieuse. L’été 1942 était particulièrement chaud.
Pourquoi avait-elle accepté cette mission? La question demeurait sans réponse. Bien sûr, Pierre lui manquait terrible- ment depuis qu’on l’avait emmené. Mais quoi d’autre ? Elle avait vécu deux ans seule avec sa mère dans l’appartement de la place de la République, pourquoi décider si soudainement de traverser la Normandie dans l’espoir de le voir ? Elle ferma les yeux.
C’était arrivé au cours de l’été 1940. De la fringante armée française, il ne restait plus rien. La grande masse de ses soldats de fortune avait été relâchée, pour être plus tard réquisi- tionnée par l’occupant. Le mari de Cécile, chirurgien de renom, n’avait pas échappé à la règle. On l’avait pris un matin pour le conduire dans un camp. Il se trouvait à Marcoing, une bourgade près de Cambrai, où il officiait sous la surveillance des Alle- mands.
Depuis, Cécile se morfondait dans l’attente d’un hypothé- tique retour. Elle vivait avec Jeanne, sa mère. La vieille dame était handicapée. Elle avait eu autrefois un accident très grave, en compagnie de son mari. Leur voiture était sortie de la route pour finir sa course contre un platane. Ils en avaient miracu- leusement réchappé. Quand par hasard Cécile et son époux évoquaient l’accident, Pierre raillait son beau-père, qu’il tenait pour piètre conducteur, et rappelait à qui voulait l’entendre qu’il y avait « un bon Dieu pour la canaille ». Jeanne s’en était sortie vivante mais estropiée, un genou définitivement abîmé. Depuis l’accident, et sa chute par la portière, elle était mutilée et mar- chait péniblement à l’aide d’une canne. Elle ne pouvait des- cendre l’escalier seule et vivait recluse dans le grand apparte- ment. Jeanne faisait le ménage, et s’acharnait à garder le logis impeccable. Jamais elle n’en parlait, mais le souvenir cuisant de cet accident la hantait chaque jour. Et l’âge n’avait pas arrangé sa situation, elle culpabilisait de se retrouver dans cet état. « Je suis une charge pour toi, radotait-elle, une vieille infirme. Je t’ai condamnée, ma pauvre fille... »
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