Ils étaient deux. Marcel et Proust. L’un d’eux frappa à la porte. On aurait pu croire qu’ils étaient jumeaux. Ni lui, le couché tout noir, ni personne de l’entourage confit et contrit n’auraient pu dire de qui la mort prenait le visage pour s’approcher doucement du sien, jetant son ombre sur le lit dans lequel étouffait l’écrivain qui se faisait passer pour Marcel Proust. Qui arriverait le premier, l’auteur, l’autre ? Qui mourait là, l’écrivain ou l’homme ? L’écrivain, qui avait écrit des pages et des pages pour contrer Sainte-Beuve et démontrer que l’auteur était un autre que celui qui vécut sous son nom ? L’homme, qui changeait les personnes de la réalité en hommes et femmes à écrire, donnant par procuration à ses personnages une vie de roman ?
Pour l’un, seule existait la nuit. Le jour était une illusion qui l’attirait dans le monde mondain et le monde tout court. De bonne heure, mais au petit matin, il revenait chez eux, rue Hamelin, et racontait à l’autre les histoires qu’il devrait écrire, si le temps lui était donné. Longtemps, il avait laissé chez lui cet autre Marcel, le confiant à la nuit, au temps, aux petits riens que l’encre griffe sur la page, au grand Rien qu’elle masque.
« Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant. » Ce n’est pas à la fin de sa vie et de son roman que Proust écrit ces lignes, mais au tout début, en 1911, dans Un amour de Swann. Il lui fallut attendre, et encore attendre la fin, celle du roman et celle de la vie, pour voir que dans l’un et l’autre les échanges amers, les chagrins honteux et les amours hasardeux n’étaient que des rêves inexistants et pour faire dire aux toutes dernières pages à son narrateur cette phrase à laquelle l’homme Proust ne croyait pas entièrement : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
La vraie vie, où était-elle ? Perdue parmi les êtres et retrouvée dans les livres ? Ou perdue dans les pages comme ces bandelettes dans lesquelles l’écrivain s’était enfermé loin des corps comme une momie égyptienne parée pour le grand voyage ? Dans les lettres qu’il écrivait en nombre, entre les récritures du livre de sa vie ?
Correspondre
« Il est trop facile, écrit Proust à propos de la méthode critique de Sainte-Beuve, de croire que [la vérité sur un écrivain] nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite. » Et, en effet, je ne le crois pas. Si je présente et commente les lettres qu’il a adressées entre décembre 1920 et avril 1922 à deux jeunes hommes épris de littérature, ce n’est pas pour y trouver la clef de « la méthode de Marcel Proust » (s’il y a une clef, elle ne se trouve que dans les chambres dispersées et secrètes de son roman). C’est pour retracer l’étrange ballet d’écriture qu’esquissent Proust et ses doubles. Il y est question de masques, de jeux avec le nom, de course contre la maladie, de cache-cache avec la mort, de secrets littéraires, de rencontres amoureuses désirées et redoutées, toutes choses que l’écriture des romans révèle comme autant d’aveux involontaires de soi, à en croire « la méthode de Sainte-Beuve » d’explication de l’œuvre par la vie de son auteur.
Extraits
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