#Essais

L'auteur, l'autre. Proust et son double

Michel Schneider

En mars 1921, quand les plaisirs et les jours viennent à manquer et qu'il est entré dans la phase finale de la recherche du temps retrouvé, Proust écrit une étrange lettre à un jeune homme, Thiébault Sisson. A lui, un inconnu qu'il aimerait connaître, comme à ses amis, ses proches, ses amants, il ne cesse de se dire mourant. Ça finira par arriver, un an et demi plus tard. Dans cette lettre, il inclut un article d'une dizaine de pages, assez plat mais extrêmement louangeur de La recherche . Croyant sans doute qu'on n'est jamais mieux critiqué que par soi-même, il souhaite le faire publier anonyme ou pseudonyme sous l'intitulé : L'esthétique de Marcel Proust. Proust par Proust, donc, mais sans son nom. L'auteur et l'homme qui vit et meurt sont deux. L'auteur, c'est toujours l'autre, écrivait-il dans le Contre Sainte-Beuve . C'est ce texte qui sert de noyau, avec d'autres lettres inédites, à une sorte de roman essai ou de nouvelle par lettres. Une histoire de pseudonymie, de dédoublements, de feintes, d'immortalité, de nom d'auteur, de critique littéraire. Un étrange ballet d'ombres que ce théâtre où l'on voudrait bien ne pas être celui qu'on est et vivre sur le papier ce qu'on ne vivra jamais, qui s'appelle un roman. Quel est le statut de ce texte de Proust ? Une autocritique ? La recherche contient une critique et une analyse de l'oeuvre autrement plus juste et profonde. Un autoportrait masqué ? Une épitaphe ? Qui vit ? Qui meurt ? Qui écrit ? L'autre, le jeune homme, mourra aussi. La lettre ne sera jamais publiée. Comme dans toutes les histoires de double, l'un est l'autre. Sur quoi mon livre est-il écrit ce que ce que c'est qu'être auteur, auto citation, auto plagiat, autocritique mots volés, prêtés, jamais rendus ; sur les rencontres amoureuses ; sur la vie parmi les autres ou parmi les livres ; sur ce dilemme : vivre sa vie ou l'écrire. L'écriture est-elle vraiment " la vraie vie " comme l'écrit Proust dans Le temps retrouvé ? Sur qui ce " Proust par lui autre ", si j'ose dire, est-il écrit ? Marcel et Proust, Proust et Proust ou bien Proust et moi. Je ne sais. (Michel Schneider)

Par Michel Schneider
Chez Editions Gallimard

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Genre

Critique littéraire

 

 

 

 

 

Ils étaient deux. Marcel et Proust. L’un d’eux frappa à la porte. On aurait pu croire qu’ils étaient jumeaux. Ni lui, le couché tout noir, ni personne de l’entourage confit et contrit n’auraient pu dire de qui la mort prenait le visage pour s’approcher doucement du sien, jetant son ombre sur le lit dans lequel étouffait l’écrivain qui se faisait passer pour Marcel Proust. Qui arriverait le premier, l’auteur, l’autre ? Qui mourait là, l’écrivain ou l’homme ? L’écrivain, qui avait écrit des pages et des pages pour contrer Sainte-Beuve et démontrer que l’auteur était un autre que celui qui vécut sous son nom ? L’homme, qui changeait les personnes de la réalité en hommes et femmes à écrire, donnant par procuration à ses personnages une vie de roman ?

Pour l’un, seule existait la nuit. Le jour était une illusion qui l’attirait dans le monde mondain et le monde tout court. De bonne heure, mais au petit matin, il revenait chez eux, rue Hamelin, et racontait à l’autre les histoires qu’il devrait écrire, si le temps lui était donné. Longtemps, il avait laissé chez lui cet autre Marcel, le confiant à la nuit, au temps, aux petits riens que l’encre griffe sur la page, au grand Rien qu’elle masque.

« Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant. » Ce n’est pas à la fin de sa vie et de son roman que Proust écrit ces lignes, mais au tout début, en 1911, dans Un amour de Swann. Il lui fallut attendre, et encore attendre la fin, celle du roman et celle de la vie, pour voir que dans l’un et l’autre les échanges amers, les chagrins honteux et les amours hasardeux n’étaient que des rêves inexistants et pour faire dire aux toutes dernières pages à son narrateur cette phrase à laquelle l’homme Proust ne croyait pas entièrement : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »

La vraie vie, où était-elle ? Perdue parmi les êtres et retrouvée dans les livres ? Ou perdue dans les pages comme ces bandelettes dans lesquelles l’écrivain s’était enfermé loin des corps comme une momie égyptienne parée pour le grand voyage ? Dans les lettres qu’il écrivait en nombre, entre les récritures du livre de sa vie ?

 

 

 

Correspondre

 

« Il est trop facile, écrit Proust à propos de la méthode critique de Sainte-Beuve, de croire que [la vérité sur un écrivain] nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite. » Et, en effet, je ne le crois pas. Si je présente et commente les lettres qu’il a adressées entre décembre 1920 et avril 1922 à deux jeunes hommes épris de littérature, ce n’est pas pour y trouver la clef de « la méthode de Marcel Proust » (s’il y a une clef, elle ne se trouve que dans les chambres dispersées et secrètes de son roman). C’est pour retracer l’étrange ballet d’écriture qu’esquissent Proust et ses doubles. Il y est question de masques, de jeux avec le nom, de course contre la maladie, de cache-cache avec la mort, de secrets littéraires, de rencontres amoureuses désirées et redoutées, toutes choses que l’écriture des romans révèle comme autant d’aveux involontaires de soi, à en croire « la méthode de Sainte-Beuve » d’explication de l’œuvre par la vie de son auteur.

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09/10/2014 302 pages 21,00 €
Scannez le code barre 9782070141265
9782070141265
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