En ce printemps 1711, le royaume de France fête Pâques. À Versailles, les dévotions de la semaine sainte ont pris un relief tout particulier car, pour la première fois, la liturgie s’est déployée dans un cadre vraiment digne de Dieu et du roi : la nouvelle chapelle du château. L’ancienne, plus modeste, a encore abrité l’ado- ration de la croix, le dimanche des Rameaux. Mais, désormais, il y a pour accueillir les cérémonies de l’Église le lumineux vaisseau édifié par Jules Hardouin- Mansart. Le dimanche de Pâques, 5 avril, Couperin tenant les orgues, Louis XIV et tous les siens y ont fêté avec la cour la résurrection du Christ d’entre les morts. Pour cette messe chantée, le roi est descendu de sa tri- bune et a pris place au milieu du chœur, parmi les stalles, face à l’autel. Les yeux des courtisans ne quittent pas leur maître, qui regarde le célébrant.
Voilà soixante-huit ans que Louis XIV règne sur la France. À soixante-treize ans, il est le doyen des monarques européens, à qui il inspire une forme de res- pect qui tient, selon les cas, à son âge exceptionnel pour l’époque, à sa magnanimité, que d’aucuns nomment son orgueil, à l’éclat de sa cour, à la puissance de son État ou à l’autorité qu’il exerce sur lui. Plus qu’aucun autre des princes du temps, il incarne la souveraineté. Même les défaites subies depuis 1704 par ses armées ne suffisent pas à ruiner cette image que confortent à leur manière ses adversaires les plus acharnés. La maladie a pu l’atteindre, elle ne l’a jamais brisé, tandis que la mort semble se détourner de lui.
La vieillesse de Louis XIV ne laisse pas d’être impo- sante. Du monarque se dégage une majesté indiscutable, dont l’assurance et la politesse cachent les mystères de l’État. Le portrait de cire réalisé quelques années aupara- vant par Antoine Benoist, avec la permission royale, demeure le plus extraordinaire témoignage de cette sai- sissante présence qui ne cherche aucunement à dissimu- ler la vieillesse. Elle est là, dans les rides au coin des yeux et dans le rictus de la bouche. Les traits du visage sont durs, soulignés avec sécheresse par l’âge et la fierté, manifestant aussi l’autorité dans ce qu’elle a de plus naturel et de moins composé. Il est le roi, né pour l’être et pour devenir père, grand-père et arrière-grand-père de rois.
Louis XIV est très fier de sa famille, dont il est le patriarche respecté : il règne sur plusieurs générations, ce qui apparaît comme une évidente marque de la béné- diction divine sur les « fils de Saint Louis ». C’en est une autre que, grâce à sa fécondité, sa maison soit en position de détenir les deux plus prestigieuses couronnes d’Europe, celle de France et celle d’Espagne. En novembre 1700, Louis XIV a accepté l’héritage du défunt Charles II pour son deuxième petit-fils, le duc d’Anjou : celui-ci règne à présent en Espagne sous le nom de Philippe V. Diminué et sans postérité, Charles II a préféré léguer toutes ses possessions répan- dues à travers l’Europe et le monde au petit-fils de son ennemi et beau-frère Louis XIV, seul capable à ses yeux d’éviter le démembrement du patrimoine de la branche aînée de la maison d’Autriche. Contrairement aux Habsbourgs, guettés par l’extinction, et aux Stuarts, à l’avenir incertain, les Bourbons manifestent une pro- fonde vitalité. Quiconque a feuilleté les gravures figu- rant dans l’Almanach de France depuis les années 1680 ou a contemplé la famille de Louis XIV se rendant à la Chapelle royale derrière son chef, en ce mois d’avril 1711, le sait pertinemment.
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