#Roman francophone

La montagne

Jean-Noël Pancrazi

Une petite ville d'Algérie, pendant la guerre. Le narrateur a huit ans. Il joue, une après-midi de juin, avec ses camarades dans la cour de la minoterie où son père travaille. Le chauffeur de l'usine leur propose de les emmener avec lui pour faire un tour dans la montagne où il leur est pourtant interdit d'aller à cause des événements. Inquiet, le jeune narrateur refuse et les laisse partir. Le soir arrive, ils tardent à revenir. Une patrouille militaire part à leur recherche. C'est le début d'un drame qui bouleversera l'auteur pour la vie.

Par Jean-Noël Pancrazi
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

C’était une après-midi calme de juin — on se serait cru en temps de paix, les attentats avaient cessé depuis quelque temps, on ne parlait plus que d’« incidents » ici ou là, on se méfiait moins, on repartait se promener hors de la ville ; mes camarades étaient montés devant moi dans la camionnette de la minoterie ; le frère du chauffeur habituel, profitant du désert de la cour de l’usine à deux heures, du repos des ouvriers, de l’absence des contremaîtres, leur proposait de faire un tour, là-bas, dans la montagne qui nous était pourtant interdite, là où il y avait, croyaient-ils, des ravins pleins de scarabées et de trésors enfouis de guerriers ; ils étaient si heureux en s’asseyant ensemble sur la plate-forme, n’osaient pas trop rire de peur qu’on ne s’aperçoive de leur départ secret, se moquaient presque de moi, qui avais préféré rester — ils se disaient que j’étais un rêveur plutôt qu’un casse-cou — pour attendre l’employé de la minoterie qui viendrait peut-être me rejoindre, comme d’autres après-midi, au fond de l’entrepôt des grains. Il n’était pas venu ; je n’avais pas bougé dans la seule rumeur des courroies des salles de machines. C’était le soir ; dehors il y avait un calme curieux, un mouvement étrange au bord de la route, des hommes, des femmes se rejoignaient, se touchaient, croisaient les bras ; les enfants n’étaient pas revenus de leur excursion ; une jeep, puis toute une patrouille militaire étaient parties les rechercher ; il y avait parfois des exclamations de peur, puis tout retombait — tout était si tranquille depuis des semaines ; des lumières naissaient un peu partout dans la montagne, c’était presque comme un soir de fête ; on aurait dit, alors qu’ils se mettaient à marcher à leur rencontre, un peu en désordre, comme rendus ivres par l’anxiété, le vertige d’espérance, la raison régulière qu’ils se donnaient les uns aux autres de ne pas s’affoler et qu’ils reprenaient comme le couplet d’une chanson qui variait un peu à chaque nouveau sentier, à chaque croisement, un cortège égaré de fin de mariage qui essayait de retrouver son chemin en pleine campagne ; plus rien ne passait sur la route, on approchait de l’heure du couvre-feu ; des balles auraient éclaté un peu partout dans les blés, ils n’auraient pas cherché à s’en écarter ; ils ne ralentissaient vraiment qu’au grand virage de la route de Constantine ; des phares venaient de très loin — c’était peut-être la camionnette ; mais ils étaient trop forts, trop blancs : c’était ceux de la patrouille militaire ; un soldat en descendait, blême, un peu courbé, comme s’il avait été blessé, n’arrivait pas vraiment à marcher ; il annonçait quelque chose que je ne voulais pas entendre — avec ce mot d’« égorgés » à demi réel, qui ne pouvait pas être pour eux ; quelqu’un me recouvrait les yeux quand passait le Dodge avec ses bâches nouées pour qu’on ne puisse rien distinguer ; ils se serraient les uns contre les autres, non pas de peine encore, mais d’effroi, se mettaient à osciller comme des blés abîmés ; puis on les portait presque comme des lots neutres, des paquets de chagrin, jusqu’aux voitures qui les ramenaient au village. Il y avait, plus tard, des petits groupes rassemblés près des maisons, où il y avait un peu de lumière — muets, soudés par les frissons, comme s’ils attendaient la réplique d’un tremblement de terre ; et puis, peu à peu, s’élevait d’un balcon le cri d’un homme, d’un père, ce « mon Dieu », d’abord presque doux, emporté par les larmes, puis de plus en plus concentré, dur, précis, acéré, métallique, comme s’il voulait atteindre, poignarder à son tour ce Dieu en question qui, sans rien dire, avait regardé, en plein jour, des hommes tuer des enfants dans la montagne ; personne ne me voyait dans l’ombre, ne venait me questionner pour savoir ce qui s’était réellement passé, puisque j’étais le dernier témoin — tous trop désemparés, assommés pour commencer même à enquêter ; et pourtant ils continuaient à me regarder de loin, du haut de la montagne vide et sombre avec les petits scarabées bruns et dorés qui brillaient dans leurs mains, mes petits camarades, en me demandant pourquoi je n’étais pas parti avec eux, pourquoi on les conduisait si haut dans la montagne, pourquoi je restais en bas sans donner l’alerte.

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01/03/2012 90 pages 10,00 €
Scannez le code barre 9782070137145
9782070137145
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