Hosanna !
Quand nous le trouvâmes, Lazare parlait avec des Juifs venus de Jérusalem, qui lui touchaient le bras comme pour s’assurer que c’était bien vrai, ce qu’on leur avait raconté la veille, que le frère de Marthe et de Marie était bel et bien revenu à la vie, qu’il existait de nouveau. L’un d’eux se mit à chanter des louanges au sujet de Jésus et serra le miraculé dans ses bras en affirmant que le rabbi de Nazareth était certainement le Messie. Nous eûmes toutes les peines du monde à capter l’attention de Lazare. Il fallait faire vite, Jésus n’allait pas tarder à se mettre en route, nous n’avions pas de temps à perdre. Sur le moment, après que nous eûmes réussi à nous approcher de lui, le frère de Marthe et de Marie refusa de nous croire, affirmant que nous étions jeunes et que Frédéric avait simplement déformé des propos de rue tout à fait banals. Mais quand il aperçut l’homme qui nous épiait quelques instants auparavant, et qu’il vit de quel air menaçant cet individu nous observait, il prit peur et nous promit de rester sur ses gardes, nous demandant seulement de ne rien dire à ses sœurs pour ne pas les effrayer.
Déborah mit fin à notre conversation. Elle nous annonça que Jésus n’allait pas tarder à quitter Béthanie et qu’on nous cherchait partout.
– Filez, nous dit Lazare en souriant, et ne craignez rien pour moi. Je vous promets de faire attention.
– Que se passe-t-il ? demanda Déborah, surprise par la réflexion de Lazare, pendant que nous remontions le jardin pour retrouver les autres. Pourquoi va-t-il rester sur ses gardes ?
– Rien du tout, répondit Frédéric. Mais sa voix trahissait sa crainte, et Déborah nous regarda en fronçant les sourcils.
– Il y a quelque chose de grave ?
– Non, non ! Ne t’inquiète pas, affirma Frédéric en lui prenant le bras. Ce n’est rien.
Jésus et les Douze se mettaient en marche vers Bethphagé, un village proche de Jérusalem, lorsque nous les rejoignîmes.
– Eh bien, dis donc, s’exclama Frédéric, on n’est pas les seuls !
Il avait raison. Une foule ininterrompue se dirigeait vers Jérusalem pour y célébrer la Pâque et offrir un sacrifice au Temple. Sous le regard impassible d’un important détachement de soldats romains casqués et armés qui surveillaient la route et restaient sourds aux murmures hostiles que suscitait leur présence, les pèlerins avançaient dans un désordre fantastique et joyeux, enveloppés par la poussière du chemin qu’ils soulevaient en marchant.
Reconnaissables à leur accent rocailleux tout à fait semblable à celui de nos amis Pierre et André, de nombreux Galiléens chantaient les louanges du rabbi de Nazareth, qui avait enchanté Capharnaüm et les alentours, et accompli tant de miracles. En prêtant l’oreille, nous pouvions les entendre raconter les scènes auxquelles ils avaient assisté. Ici, on avait vu Jésus guérir le lépreux, là, c’était le serviteur d’un officier romain. L’un d’eux prétendait même avoir entendu parler d’une eau que le rabbi de Nazareth aurait changée en vin à l’occasion d’une noce, à Cana.
– De l’eau en vin ? s’exclamait-on autour de celui qui racontait l’épisode des noces. C’est vrai ?
– C’est ce qu’on dit.
– On dirait qu’il peut tout faire, cet homme !
– Et le jour où il a donné de quoi manger à la foule qui l’écoutait, hein, ce n’est pas encore plus fort, ça ? Avec juste quelques poissons et quelques pains. C’est quelque chose, non ?
Plusieurs voix s’élevèrent pour dire : « Oui, j’y étais », tandis que d’autres témoignèrent que depuis qu’ils l’avaient vu, ils croyaient en lui, car il avait prononcé des paroles qui les avaient bouleversés.
– Mais il a dit quoi, exactement ? demanda une femme.
– Attends, je vais t’expliquer, répondit un vieil homme décharné qui avançait péniblement et cherchait à se protéger les yeux de la poussière environnante.
– Oui, je vais te dire, reprit-il après une quinte de toux, en s’efforçant de relever la tête et de regarder cette femme qui voulait savoir. Je ne sais plus exactement les paroles qu’il a prononcées, ma mémoire est mauvaise parce que je suis vieux. Mais ce qu’il a dit, en gros, c’est qu’il faut pardonner. Et moi j’y crois, qu’il faut le faire, et que si on le fait, on sera pardonnés à notre tour. Il a dit : « Aimez vos ennemis », ça, je m’en souviens. Ça m’a frappé.
– Aimer ses ennemis ? s’exclama la femme. C’est fou !
– Oui, sur le moment j’ai trouvé ça fou, moi aussi. Aimer ses ennemis ! C’est incroyable ! Mais après, en y réfléchissant, je me suis dit qu’il avait raison et que c’est comme ça que parlera le Messie, et même que c’est peut-être bien lui, le Messie que les prophètes ont annoncé. Parce que lui, il nous dit de nous aimer les uns les autres.
Épuisé par son effort, le vieillard se remit à tousser à s’en écorcher la gorge et dut s’arrêter sur le bord du chemin.
À quelques pas de là, un gaillard particulièrement enthousiaste, la barbe rousse et foisonnante et la démarche vigoureuse, entreprit de vanter les pouvoirs de Jésus et raconta ce qui n’était rien moins que l’opération « descente guidée ».
– Je l’ai vu comme je vous vois, assurait-il à ceux qui marchaient à ses côtés. Même que j’étais tout près. Je ne vous dis pas le cri qu’on a poussé quand on a vu le paralysé descendre par le toit !
– Descendre par le toit ? fit la femme qui s’était déjà étonnée au sujet du pardon, et qui cette fois atteignait le comble de la stupéfaction. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
– Ce que tu entends, rien d’autre. Ce sont des jeunes qui ont fait un trou dans le toit pour descendre un paralysé avec des cordes. C’était renversant ! Il faut vraiment l’avoir vu pour le croire. Même Jésus, il ne pouvait pas s’y attendre. Au début, il est resté sans voix.
– Ho, les garçons, souffla Caroline, approchez, on parle de vous !
Insensiblement, nous accélérâmes le pas et arrivâmes à la hauteur du grand gaillard afin d’écouter la suite de son récit.
– Des futés, les gars, je vous assure, affirma le Galiléen. Moi, faire descendre un paralysé de cette façon parce qu’il ne pouvait pas approcher de Jésus autrement, je n’y aurais jamais pensé.
Le grand gaillard – il s’appelait Youssef – s’interrompit et allongea le bras en agitant sa badine. « Eh, toi, Yacob, reste ici ! » lança-t-il à un jeune loupiot qui tentait d’escalader un muret sur sa droite et revint aussitôt dans les jupes de sa mère. Frédéric en profita pour me regarder, goguenard, gonfler les pectoraux et me dire : « Tu vois, on n’est pas près de l’oublier, l’opération “descente guidée” ! »
Nous nous serions volontiers lancés dans une rétrospective de cet épisode, revoyant avec bonheur le brancard au bout de nos cordes descendre lentement vers le sol jusqu’aux pieds de Jésus, si Pierre n’était venu interrompre notre autosatisfaction.
– On arrive bientôt à Bethphagé, nous annonça Pierre, que nous appelions parfois entre nous le « pêcheur d’hommes » en souvenir de ce que lui avait prédit Jésus. Vous venez avec moi ? Je vais chercher un âne pour le Maître.
Sur le moment, je ne compris pas. Depuis quelques jours, Pierre comme certains apôtres avaient pris l’habitude d’appeler Jésus « le Maître » quand ils parlaient de lui, et je n’arrivais pas à m’y faire.
– Tu veux dire pour Jésus ?
– Oui.
Tournant les yeux dans la direction qu’il nous indiquait, nous pûmes distinguer quelques maisons qui se serraient les unes contre les autres sur le sommet d’une colline plantée d’oliviers.
– Il m’a dit que juste à l’entrée du village, on trouverait un ânon attaché qui n’a encore jamais été monté par personne, poursuivit l’apôtre. C’est celui-ci qu’il faudra emprunter, on le ramènera plus tard.
– Et on peut prendre un âne comme ça, sans rien demander ? s’étonna Caroline.
– Il m’a simplement dit : « Si quelqu’un vous interroge, répondez-lui que le Seigneur en a besoin pour entrer à Jérusalem, mais qu’il le renverra aussitôt après. » Bon. J’y vais. Vous venez avec moi ?
Abandonnant à regret Youssef le Galiléen, qui continuait de s’émerveiller devant l’astuce de l’opération « descente guidée » (bien sûr, il n’utilisait pas ce terme, connu de nous trois seulement), nous suivîmes avec difficulté Pierre qui se glissait avec adresse parmi la foule, et dont on aurait perdu la trace s’il ne s’était pas arrêté pour nous attendre.
– Vous en mettez du temps ! Dépêchez-vous.
Au moment où nous atteignions le petit village qu’il nous avait montré, un braiment sonore s’éleva au coin d’une maison devant laquelle un âne, à la robe soyeuse et grise, semblait nous attendre. Attaché par une corde au muret d’un jardin, il frémissait, presque impatient, et paraissait nous interpeller tout en remuant ses longues oreilles. Pierre dénoua la corde et tira l’animal qui le suivit docilement. La porte de la maison s’ouvrit brutalement devant un homme en colère qui se précipita vers nous et reprit la corde des mains de Pierre.
– Qu’est-ce qui vous prend ? Ça ne va pas, non ? Voulez-vous rattacher cet animal tout de suite ?
– Le Seigneur en a besoin pour entrer à Jérusalem, répondit Pierre. Mais rassure-toi, il te le renverra.
– Qui c’est ça, d’abord, le Seigneur ?
– Jésus.
– Jésus ? interrogea l’homme. Tu veux dire celui de Galilée, le rabbi qui fait des miracles ?
– Oui. C’est lui qui nous a demandé de le prendre, mais ne crains rien, on le ramènera quand il sera entré dans Jérusalem.
– Ah, bon ! Si c’est pour lui, bien sûr, c’est différent. Tiens, prends la corde. Jésus peut le garder tout le temps qu’il voudra, dis-le lui bien.
En revenant vers Bethphagé, Frédéric demanda à Pierre si le propriétaire de l’âne connaissait Jésus.
– Tu as vu le monde qui voulait approcher le Maître, à Jéricho et à Béthanie ? Je crois qu’il y a de plus en plus de gens qui le connaissent ou qui ont entendu parler de lui. Ça va lui être difficile maintenant de cacher sa vraie nature.
– Tu veux dire de cacher qu’il est le Messie ? demanda Caroline.
– Oui, c’est ça. Mais, dépêchons-nous, maintenant, il nous attend.
Rebroussant chemin, il fallut jouer des coudes pour regagner l’endroit où nous attendaient nos amis. Plusieurs d’entre eux mirent leurs manteaux sur l’ânon avant que Jésus ne s’y assoie pour continuer son chemin. Quand Youssef vit passer le rabbi, il fut le premier à le reconnaître et il poussa un cri.
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