Editeur
Genre
Contes et nouvelles
1
Partages
Le minotaure 504
À Alger, tout le monde vit avec mon argent, mon fric, les 1 700 dinars qui m’ont été volés près de la gare des trains, il y a dix-sept ans.
Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on arrive à Alger parce qu’on a pris le taxi et son cabas ? Tu me fais rire. Ils sont combien comme toi, à ton avis ? Des millions ! Tous les millions de ce pays. Tous veulent aller à Alger et lui demander de leur faire la cuisine, de leur donner à manger, de les abriter, de porter leurs enfants sur son dos et de leur montrer la mer qu’elle possède. Tu sais (là, il se penche vers moi avec ses petits yeux qui se veulent malicieux, et pour que les autres passagers ne nous entendent pas), Alger, c’est pas une femme et ce n’est pas un homme comme toi et moi. C’est... c’est comme un truc que j’ai vu un jour sur Canal +. Oui, j’ai regardé Canal + la nuit, comme tous, mais moi je le dis (il rit en m’indiquant du menton nos compagnons, en visant son rétroviseur), je ne le cache pas.
J’ai vu que Dieu nous préserve ¢ une sorte de femme qui avait des seins et un sexe d’homme tendu vers la caméra. Alger, c’est comme ça : c’est une transsexuelle comme on dit. Personne ne sait. Y a des gens qui veulent la téter et elle les empale. Y a des gens qui veu- lent l’épouser et c’est elle qui les déflore. (La route captura encore son regard et il me lâcha pour aller vagabonder dans sa mémoire. C’était la nouvelle auto- route : elle traversait désormais le nord comme une ligne droite et Alger n’était plus la ville la plus lointaine de tous les angles du pays.) Tu sais, j’ai été comme toi : je suis, moi aussi, parti vers Alger.
C’était il y a des années. D’ailleurs, cela m’a pris des années pour y arriver, finalement. C’est mon père qui le voulait. Il a estimé, à un moment, que je devais trouver mon pain moi-même : c’était un homme fort, un immense tau- reau qui a labouré ma mère et les champs pendant des années. (Je saisissais maintenant la ressemblance, et l’origine de cette odeur qui empestait le taxi : une odeur de bête, d’écurie, de fourrure et d’urine mêlée à de la paille. Un coup de frein léger puis il reprend.) Je vais te raconter. (Je n’avais rien d’autre à faire, de toute façon, que d’écouter ce courtaud à la tête si grosse qu’elle donnait l’impression d’être vissée sur le siège, cou très court et échine de bête.) J’ai essayé de partir sur Alger dans les années 1970. Tu sais, moi je suis un vrai Algérien : je suis né dans un village, je connais mes parents, pas comme les bavards de la ville. Ma mère a eu deux époux et moi, un seul père. Le premier était un cadre dans une préfecture, un respon- sable comme on dit, qui, je le crois, n’a jamais pu éveiller le désir chez ma mère. C’est elle qui me l’a dit, ou du moins, c’est moi qui l’ai déduit, à sa façon de me raconter comment elle a rencontré mon père dans un champ d’herbes hautes. Je sais donc d’où je viens mais je n’avais pas où aller. Je m’en souviens. Pas de mon voyage mais de la sortie du village. Vers l’est. C’est là que je l’ai attendu. Tu sais qui ? Non, vous ne le savez pas, vous les jeunes. J’ai attendu le bus d’Alger.
Extraits
Commenter ce livre