Introduction
LES NOUVEAUX CONFLITS FRANÇAIS
Un millier de Chinois manifestent ce dimanche pour dénoncer l’insécurité. Les jeunes maghrébins et africains des cités environnantes sont accusés d’être responsables de nombreux vols et agressions dont sont victimes les ressortissants de la diaspora chinoise. La tension est palpable et la manifestation dégénère. Plusieurs jeunes sont frappés. Seul un important déploiement policier empêchera un véritable affrontement ethnique. Sommes-nous à Los Angeles, à Chicago ou à Londres ? Dans une ville anglo-saxonne ? Dans un pays où le communautarisme serait la norme, où les individus seraient définis par leur appartenance ethnique et culturelle ? Non, nous sommes à Belleville, à Paris, en France, en 2010. Si la presse a plus ou moins couvert l’événement 1, force est de constater que la classe politique dans son ensemble est restée muette. Toujours prêts à nous servir des disputes sur des sujets où les contradicteurs sont d’accord sur à peu près tout, les partis politiques n’ont pas souhaité commenter ce qui, a minima, révèle une crise du « vivre ensemble » et, par contrecoup, provoque une remise en cause de l’idéal républicain. Il faut dire qu’en France, le multiculturalisme et ses effets ne sont pas débattus.
Mais il est un autre sujet dont on ne veut pas parler. Le même silence gêné a accompagné la parution en février 2010 d’un rapport de la Direction générale du Trésor et de la politique économique. Les conclusions méritaient pourtant de faire débat puisque les experts estimaient qu’entre 2000 et 2007, 63 % des destructions d’emplois industriels en France avait été le fait de la concurrence internationale. De quoi alimenter le débat public sur les bienfaits de la mondialisation libérale ? Non, en France, la mondialisation et ses effets ne se discutent pas. Non plus.
Mondialisation libérale et multiculturalisme, ces thématiques majeures font l’objet d’un consensus politique et ne sont donc pas ou peu interrogées. Il faut dire que les principales victimes de la mondialisation et les pratiquants (contrairement aux croyants) de la société multiculturelle ont disparu depuis au moins trois décennies des écrans radars des politiques et des médias. Cette invisibilité des couches populaires permet ainsi de promouvoir une société apaisée où le conflit n’a plus sa place. En 2010, les fins de mois de 15 millions de personnes se jouent à 50 ou 150 euros près et 8 millions de Français sont considérés comme pauvres 2. Cette insécurité sociale n’a pourtant débouché sur aucun conflit majeur. Tout se passe comme si le retrait de la sphère médiatique, culturelle et politique des premières victimes de la mondialisation assurait la pérennité du système.
On le voit, si la disparition culturelle et politique des catégories populaires souligne la crise démocratique, elle permet surtout d’installer durablement l’image en trompe l’œil d’une société apaisée, moyennisée et consensuelle. L’invisibilité des couches populaires évacue l’idée même de conflit. La conflictualité sociale et culturelle ne fait plus partie du champ politique ; c’est d’ailleurs une des principales causes de la désaffection d’une grande partie des électeurs pour les partis politiques. Cette société sans conflit permet d’entretenir efficacement le mythe d’une classe moyenne majoritaire et bénéficiaire de la mondialisation. Ce déni de tout antagonisme social fait écho à l’absence de débat sur les effets de l’émergence d’une société dite multiculturelle. La conflictualité culturelle est elle aussi occultée par une représentation idéalisée du multiculturalisme, celle d’une société métissée. Dans ce contexte, le débat politique n’est plus le lieu de l’antagonisme ou du débat, mais un espace où les acteurs entretiennent des disputes dérisoires tout en s’accordant sur « l’essentiel ». Le paradoxe est que plus les inégalités et la conflictualité augmentent, plus on nous renvoie l’image d’une société consensuelle et apaisée. L’invisibilité culturelle des catégories populaires met ainsi à l’abri le politique de la violence sociale et culturelle qu’elles subissent de plus en plus dans la réalité. Mais ce consensus apparent n’est pas « la fin de l’Histoire ». La situation réelle montre au contraire la montée de nouvelles dissensions. Les catégories populaires, même privées de débouché politique, manifestent une hostilité croissante au processus de mondialisation. À l’opposé des élites, la majorité des habitants des pays développés ne se réjouit que modérément de l’émergence d’une classe moyenne indienne ou chinoise. Elle constate au contraire que si les classes supérieures des pays développés et la classe moyenne chinoise ou indienne bénéficient de la mondialisation, leurs propres conditions de vie et de travail subissent une dégradation progressive. Pour l’heure, si la contestation de la mondialisation libérale et la perplexité des couches populaires face aux effets du multiculturalisme ne s’expriment pas encore dans le débat politique, elle n’influence pas moins l’organisation des territoires.
Extraits
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