I
QUE DIT LA PLUIE ?
Entre dans la forme, sors de la forme, et trouve ta liberté.
Précepte du bouddhisme chan de l’époque Tang.
La pluie n’était pas seulement de l’eau, elle avait la force d’un avertissement. Bousculés par le ciel au pied du plus imprévisible monument bouddhique au monde, nous n’avions aucun moyen de savoir quelle était la nature du signe.
Au-dessus de nous, des Bouddhas assis dans des niches semblaient tenir un jeu de cartes au creux de leurs jambes repliées. Nous les amusions. De la nuque aux pieds, le ruissellement sur des vêtements collants empêchait l’exaltation de cette première visite espérée depuis longtemps. Comment être transporté avec un chapeau devenu omelette ?
Les colères ont la réputation d’être éphémères. Rien de tel ce soir. Le déchaînement a commencé lors de notre arrivée à Borobudur voilà plus d’une heure. Jean-Pascal, un Français devenu bouddhiste qui vit en Indonésie, nous fait découvrir les premiers bas-reliefs du sanctuaire sans prêter la moindre attention au déluge. Claire-Obscure1 glisse pareille à un cygne dans le couloir aquatique du premier étage. Je renonce à chercher une signification à cet accueil et observe – souveraine leçon d’impermanence – l’eau sensuelle couler sur les sculptures âgées de douze siècles.
Nous avons d’abord, comme il se doit dans les lieux sacrés, revêtu un sarong qui nous a transformés en Javanais d’opérette. Nous avons fait le tour extérieur de l’énorme masse étagée en la laissant sur notre droite selon la tradition du pradakshîna qui est une prière en marchant. Excepté une courte séquence qui a été dégagée, les cent-soixante bas-reliefs sculptés à la base ont été remis sous terre après avoir été photographiés. Pourquoi étaient-ils enfouis ? Pour soutenir le poids du monument ? Pour laisser dans l’obscurité des scènes qui ne proposent pas d’ascension spirituelle ? Les textes les signalent comme des manifestations du « monde du désir » (kâmadhâtu). Il s’agit d’aspects de la vie quotidienne à Java quand l’île n’avait pas été islamisée : chants, danses, guérisons, aumônes, études, respect dû aux sages, vertus qui permettent une agréable renaissance. Les sculptures montrent également les défauts qui conduisent vers des enfers avec cuisson assurée.
De retour à l’Est sans avoir rien vu (l’imagination est le salut de l’absence quand elle n’est pas son bourreau), nous avons emprunté l’escalier axial et déambulé au premier étage qui comporte trois rangées de bas-reliefs visibles, rendus énigmatiques derrière le grillage de l’eau. L’une des rangées raconte la vie du prince Siddhârta Gautama avant que l’Éveil sous un arbre ne le transforme en Bouddha. Jean-Pascal commente les premiers panneaux que Claire-Obscure protège de son ombrelle rouge. Arrêt devant celui qui évoque le moment où, élégamment allongée un bras sous la tête, l’autre le long de son corps quasi nu, la reine Mâyâ rêve qu’un éléphant blanc pénètre en son sein, preuve qu’elle mettra au monde un sage exceptionnel : le futur Bouddha.
Extraits
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