A
A comme Auschwitz
Pas hésitant, chaussures à semelle compensée, longue robe grise, manteau sombre et délavé, mantille sur la tête entourant un visage minéral, orbites profondes et noires au-dessus d’un nez tordu et d’un menton fuyant vers un cou de poulette, ridé, comme brûlé…Elle marche.
Bois-Colombes, charmante banlieue à sept minutes de Paris Saint-Lazare, où aucune troupe de soldats allemands n’a jamais mis les pieds ; on dit qu’en 1917 un soldat français aurait sauvé la vie à un soldat allemand et qu’en 1940 ils se seraient retrouvés, l’un maire de Bois-Colombes, l’autre envahisseur et qu’en souvenir il y aurait eu un marché entre eux à cause de cette dette d’honneur ? Il semble que ce genre d’accord n’ait plus cours en 2010 mais qui sait ?
À Bois-Colombes, en juin 1944 on construit quand même des barricades, elles nous servent à jouer à la petite guerre avec nos copains d’Asnières… En mai 1945 on tond des femmes, le peuple danse et fait la fête. Les déportés reviennent, tout est presque fini, on mange, on boit, on s’en met jusque-là…Enfin si on a les moyens ou des tickets… Je suis encore J2, bientôt J3, je monte en grade alimentaire. De l’école libre, je vais entrer au cours complémentaire laïque…
Le jour de la rentrée des classes, je la croise sur le trottoir, à l’angle de la rue de la paix et de la rue Philippe de Metz…Elle marche.
Ma mère qui l’a rencontrée aussi me dit qu’elle revient de loin et qu’elle ne vivra pas longtemps.
Je me mets à l’observer discrètement, j’arrange mes itinéraires, pour la revoir le plus souvent possible sur mon chemin. Le temps passe, quelquefois c’est au coin de la rue de la paix et de la rue d’Estienne d’Orves. Elle se rend au marché couvert… Elle marche.
Ma mère me dit qu’elle réapprend à vivre, à manger, à bouger un peu, parce qu’elle est restée allongée de longs mois dans le froid, les cris des kapos, les râles des mourants, sur une planche avec d’autres, serrés, empilés, sales, affamés, et que c’est pour elle une grande chance d’être là ?
Quand je la rencontre sur le trottoir,elle relève la tête. elle n’a sûrement pas trente ans pourtant c’est comme cela que j’imagine une centenaire…Elle marche.
Ma mère me dit qu’elle a vingt-trois ans, qu’elle va regrossir, qu’elle va s’en sortir ?
Je marche moi aussi, mais très vite, toujours dans l’autre sens, pour elle je n’existe pas puisque pour elle plus rien n’existe. Un jour, je fais demi-tour, je la suis jusqu’au marché, rue Mertens. Elle fait des achats très limités en petites quantités, puis elle se contente de revenir chez elle, rue Philippe de Metz, où elle habite un rez-de-chaussée. Elle réapprend à vivre.
Je ne la rencontre jamais aux alentours de la voie de chemin de fer. Je ne l’ai jamais vue sur le pont qui enjambe la gare de Bois-Colombes.
Ma mère me dit qu’elle a beaucoup voyagé sur les rails, vers l’Est, dans des wagons à bestiaux avec sa famille et qu’elle est la seule à être revenue. J’ai le souvenir de ne pas comprendre pourquoi.
Extraits
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