#Roman francophone

Les Racines du ciel

Romain Gary

- Une collection prestigieuse proposant de relire les plus grands auteurs français ayant reçu le Prix Goncourt depuis 1903 (date de sa création) - Les racines du ciel de Romain Gary comme premier des 40 volumes sélectionnés par Le Figaro et l'Académie Goncourt, vendu 3, 90 ? , les suivants seront à 12, 90 ? - Plan média radio, print, digital, massif.

Par Romain Gary
Chez Le Figaro Editions

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Genre

Littérature française

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PREMIÈRE PARTIE

I

 

Depuis l’aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d’herbe où le cheval et le cavalier disparaissaient parfois complètement ; puis la tête du jésuite réapparaissait sous son casque blanc, avec son grand nez osseux au-dessus des lèvres viriles et ironiques et ses yeux perçants qui évoquaient bien plus des horizons illimités que les pages d’un bréviaire. Sa haute taille s’accommodait mal des proportions du poney Kirdi qui lui servait de monture ; ses jambes faisaient un angle aigu avec sa soutane, dans des étriers beaucoup trop courts pour lui, et il se balançait parfois dangereusement sur sa selle, regardant avec des mouvements brusques de son profil de conquistador le paysage des monts Oulé, auquel il était difficile de ne pas reconnaître un certain air de bonheur. Il avait quitté, il y avait trois jours, le terrain où il dirigeait des fouilles pour des instituts belge et français de paléontologie et, après un parcours en jeep, il suivait à cheval le guide depuis quarante-huit heures à travers la brousse, vers l’endroit où Saint-Denis était censé se trouver. Il n’avait pas aperçu le guide depuis le matin, mais la piste n’avait pas d’embranchement, et il entendait parfois devant lui un crissement d’herbes et le bruit des sabots. Parfois, il s’assoupissait, ce qui le mettait de mauvaise humeur ; il n’aimait pas se souvenir de ses soixante-dix ans, mais la fatigue de sept heures de selle faisait souvent dériver ses pensées dans une rêverie dont sa conscience de religieux et son esprit de savant réprouvaient à la fois le vague et la douceur. Parfois il s’arrêtait et attendait que son boy le rejoignît, avec le cheval qui transportait dans une cantine quelques fragments intéressants, résultats de ses dernières fouilles, ainsi que ses manuscrits, qui ne le quittaient jamais. On n’était pas très haut ; les collines avaient des pentes douces ; parfois, leurs flancs se mettaient à bouger, à vivre : les éléphants. Le ciel était, comme toujours, infranchissable, vaporeux et lumineux, obstrué par toutes les sueurs de la terre africaine. Les oiseaux eux-mêmes paraissaient en avoir perdu le chemin. Le sentier continua à monter et, à un tournant, le jésuite vit, au-delà des collines, la plaine de l’Ogo, avec cette brousse crépue et serrée qu’il n’aimait pas et qui était, pensait-il, à la grande forêt équatoriale, ce que la grossièreté des poils est à la noblesse de la chevelure. Il avait calculé son arrivée pour midi, mais ce ne fut que vers deux heures qu’il déboucha au sommet de la colline. Il y vit la tente de l’administrateur, et le boy occupé à nettoyer des gamelles accroupi devant les restes d’un feu. Le jésuite passa la tête à l’intérieur de la tente et trouva Saint-Denis assoupi sur son lit de camp. Il ne le dérangea pas, attendit que sa tente fût dressée, fit sa toilette, but du thé et dormit un peu. Quand il se réveilla il sentit aussitôt la fatigue dans tout son corps. Il demeura un moment étendu sur le dos. Il pensait qu’il était un peu triste d’être très vieux et qu’il ne lui restait donc plus beaucoup de temps, et qu’il allait falloir se contenter sans doute de ce qu’il savait déjà. Lorsqu’il sortit de sa tente, il trouva Saint-Denis en train de fumer sa pipe, face aux collines que le soleil n’avait pas encore quittées, mais qui paraissaient déjà comme touchées par un pressentiment. Il était plutôt petit, chauve, le visage pris dans une barbe désordonnée, avec des lunettes d’acier sur des yeux qui tenaient toute la place dans un visage émacié, aux pommettes saillantes ; les épaules voûtées et étroites évoquaient un emploi sédentaire, plutôt que celui de dernier gardien des grands troupeaux africains. Ils parlèrent un moment des amis communs, des bruits de guerre et de paix, puis Saint-Denis interrogea le Père Tassin sur ses travaux, lui demandant notamment s’il était exact que, depuis les dernières découvertes en Rhodésie, on pût tenir pour acquis que l’Afrique fût le vrai berceau de l’humanité. Enfin, le jésuite posa sa question. Saint-Denis ne parut pas surpris qu’un membre éminent de l’illustrissime Compagnie, âgé de soixante-dix ans et qui avait parmi les Frères des missions la réputation de s’intéresser beaucoup plus aux origines scientifiques de l’homme qu’à son âme, n’eût pas hésité à faire deux jours de cheval pour venir l’interroger au sujet d’une fille dont la beauté et la jeunesse ne devaient pourtant pas peser bien lourd dans l’esprit d’un savant habitué à compter en millions d’années et en âges géologiques. Il répondit donc franchement et continua à parler avec un abandon grandissant et un étrange sentiment de soulagement, au point qu’il lui arriva plus tard de se demander si le Père Tassin n’était pas venu jusqu’à lui uniquement pour l’aider à jeter bas ce poids de solitude et de souvenirs qui l’oppressait. Mais le jésuite écoutait en silence, avec une politesse presque distante, n’essayant à aucun moment d’offrir une de ces consolations pour lesquelles sa religion est si justement célèbre. La nuit les surprit ainsi, mais Saint-Denis continua à parler, ne s’interrompant qu’une fois, pour ordonner à son boy N’Gola d’allumer un feu qui fit aussitôt fuir ce qui restait du ciel, si bien qu’ils durent s’écarter un peu pour retrouver la compagnie des collines et celle des étoiles.

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24/03/2022 505 pages 3,90 €
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