Première partie
Crestïens de Troies, la construction d’une identité
Chapitre premier
Mirages des origines
Le nom de l’auteur
Le premier roman de Chrétien, Érec et Énide, est le seul qui propose l’assemblage d’un prénom et d’une origine : Crestïens de Troies. Ce type de patronyme, où la particule n’est pas signe de noblesse mais d’origine géographique, est la règle au Moyen Âge. Ce n’est qu’au XVe siècle que les noms propres roturiers que nous connaissons se répandent de plus en plus largement, transformant le « de » en signe nobiliaire. Marie de France, Guillaume de Machaut, ces noms sont familiers à l’amateur de littérature médiévale. Un homme nommé Chrétien, natif de Troyes en Champagne, est devenu, au milieu du XIIe siècle, l’inventeur du roman ; voilà un point de départ apparemment clair. Il n’en est rien. Attribuer la création de l’écriture romanesque en langue vernaculaire à cet écrivain est en fait, nous le verrons, une exagération enthousiaste. Mais surtout la question du nom à l’orée de l’œuvre ne résout rien. Elle est au contraire la rencontre des premiers problèmes.
En se désignant comme « de Troyes », que veut dire l’auteur ? La ville champenoise fut-elle son lieu de naissance ? L’historien est bien en peine de trouver une quelconque mention dans les archives qui le démontre. Fut-elle le terrain de ses activités d’adulte ? La cour de Champagne, pour laquelle il a travaillé, possède à Troyes l’un des deux palais comtaux. La plupart du temps, elle se déplace à travers les terres champenoises et d’aucuns ont pu imaginer que le romancier la suivait dans ses voyages. Chrétien écrivain itinérant ? Il est aussi possible qu’il ait été installé à Troyes – ou, pourquoi pas, dans une autre cité – et qu’il se soit rendu à la cour simplement lorsque celle-ci se trouvait dans la ville. Pourquoi ouvre-t-il son œuvre romanesque par cette précision qu’il ne reprendra jamais par la suite ? À cette première enquête, dont nous tenterons d’explorer quelques pistes, s’ajoute un prénom intrigant. Christianus, « Chrétien », est l’ancêtre de notre moderne « Christian ». Il n’est pas inconnu au XIIe siècle, même s’il est surtout porté à partir de 1250. Cependant, il faut avouer qu’un tel nom n’est pas tout à fait banal. D’évidence, Chrétien en est fier. Il en fait le symbole de son art d’écriture, dans des déclarations à la fois solennelles et magistrales.
Pour ce dist Crestïens de Troies
Que reison est que totevoies
Doit chascuns panser et antandre
A bien dire et a bien aprandre
(Érec et Énide, prologue, v. 9-12)
Chrétien de Troyes déclare donc
Qu’il est juste que chacun
Applique sa pensée et son attention
À bien parler et à bien enseigner.
Alternant en général la troisième et la première personne pour se présenter au public, le romancier n’hésite pas à affirmer sa confiance en la pérennité de ses œuvres.
Extraits
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