#Essais

Marché au sexe

Judith Butler, Gayle-S Rubin

Aucun amateur de cuisine épicée ne se verra privé de liberté ou victime d'ostracisme pour avoir satisfait ses papilles gustatives. En revanche, on peut être jeté en prison pour trop aimer les chaussures en cuir. De même, l'homosexualité, le sida, la pornographie, le transsexualisme, et aujourd'hui la pédophilie, donnent-ils lieu à ce que Gayle Rubin appelle une " panique sexuelle ". Chaque panique désigne une minorité sexuelle, généralement inoffensive, comme population-cible. Au terme du processus, celle-ci se trouve décimée, et la société tout entière, juridiquement et socialement, réorganisée. Gayle Rubin a jeté les bases d'un champ autonome d'études sur le sexe où désir, jouissance et diversité érotique, pourraient trouver leur raison théorique et politique. Les trois textes publiés ici s'inscrivent dans une filiation politique (le féminisme, la nouvelle gauche, les luttes antiracistes, les luttes pour les droits civiques) et théorique (les sexologues, Freud, Lacan, Marx, Foucault, Derrida). Les paradigmes ne valent rien sans l'enquête de terrain, et rien non plus s'ils ne s'actualisent en choix de stratégie et de tactique politiques. L'ensemble s'éclaire du partiel, le partiel de l'ensemble. Nous sommes loin ici du communautarisme béat qu'on prête parfois en France aux intellectuels américains. Qu'on lise les critiques acerbes de Judith Butler sur les replis identitaires : les lesbiennes n'ont rien d'autre en commun que leur expérience du sexisme et de l'homophobie. Ou ses réserves sur le coming out : " La sexualité reste-t-elle sexualité quand elle est soumise à un critère de transparence et de révélation ? Une quelconque sexualité serait-elle possible sans cette opacité qui a pour nom inconscient ? " Gayle Rubin et Judith Butler soulignent constamment la nécessité de ne pas troquer une violence contre une autre, une démonologie religieuse contre une démonologie laïque, laissant ainsi sa chance à l'érotologie moderne.

Par Judith Butler, Gayle-S Rubin
Chez EPEL

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Editeur

EPEL

Genre

Sociologie

 

 

 

 

 

MARCHÉ AU SEXE1


ENTRETIEN GAYLE RUBIN / JUDITH BUTLER

 

 

 

Judith Butler -Je souhaitais m’entretenir avec vous pour la raison suivante : certains diraient que c’est vous qui avez établi la méthodologie de la théorie féministe, puis celle des Etudes gay et lesbiennes. Pour que nos lecteurs comprennent les relations qui existent entre ces deux champs, il serait intéressant que vous expliquiez comment vous êtes passée des positions qui étaient les vôtres dans Marché aux femmes 1 (The Traffic in Women) à celles de Penser le sexe. Ensuite j’aimerais aussi vous entendre un peu sur la teneur de vos travaux actuels. Je pourrais donc prendre les choses par le premier de ces deux livres, Marché aux femmes, et vous demander des détails précis sur le contexte dans lequel vous l’avez écrit. Je voudrais savoir aussi à quel moment vous avez commencé à prendre vos distances par rapport à vos positions d’alors.

 

Gayle Rubin – Je dirais que j’ai le sentiment d’un rapport différent de ces textes à la pensée féministe et aux Etudes gay et lesbiennes. Chacun, en son temps, faisait partie d’un champ de recherche en développement continu. L’origine de Marché aux femmes se situait au début de la deuxième vague du féminisme, alors que beaucoup d’entre nous, déjà engagées depuis la fin des années soixante, tentions de résoudre le problème de savoir comment penser et exprimer clairement l’oppression des femmes. Le contexte politique dominant de l’époque était celui de la nouvelle gauche, en particulier le mouvement antiguerre et l’opposition à l’impérialisme et au militarisme américains. Le paradigme dominant chez les intellectuels progressistes était le marxisme, sous des formes variées. De nombreuses féministes du début de cette deuxième vague venaient de la nouvelle gauche et, d’une façon ou d’une autre, se réclamaient du marxisme. Je ne crois pas que l’on puisse bien appréhender les débuts de cette deuxième génération du féminisme sans comprendre ses liens intimes, toujours conflictuels, avec l’orientation politique de cette nouvelle gauche et avec le cadre intellectuel marxiste. Le legs du marxisme au féminisme est immense, et la pensée féministe doit beaucoup au marxisme. En un sens, grâce au marxisme, a pu se poser un ensemble de questions que le marxisme seul ne pouvait résoudre de façon satisfaisante.

Le marxisme, même modifié, ne paraissait pas pouvoir se saisir complètement des problèmes de différence de genre et d’oppression des femmes. Pour beaucoup, nous nous battions contre – ou dans – ce système de pensée dominant pour le faire fonctionner ou comprendre pourquoi il échouait. Avec d’autres, je finis par conclure qu’aussi loin qu’on aille avec le paradigme marxiste, et aussi utile soit-il, il trouverait ses limites avec les questions de genre et de sexe.

Je dois ajouter qu’il y avait différentes sortes de marxisme. Il y avait quelques formulations très réductrices autour de la « question-femme » et quelques stratégies particulièrement simplistes pour la libération des femmes. Je me souviens d’un groupe à Ann Arbor qui s’appelait les Red Star Sisters. Leur idée de la libération des femmes, c’était de les mobiliser contre l’impérialisme. Cette approche ne leur laissait aucune chance de pouvoir aborder la question spécifique de l’oppression de genre ; pour elles, ce n’était qu’un précipité de l’oppression de classe et de l’impérialisme, qui disparaîtrait vraisemblablement après la révolution prolétarienne.

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trad. Eliane Sokol, Flora Bolter
16/04/2002 175 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782908855685
9782908855685
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