Épigraphes 1
La deuxième épigraphe de ce livre vient de loin. 7 mai 1824. À Vienne, Beethoven présente la Neuvième Symphonie. J’aimerais raconter les choses telles qu’elles se sont réellement passées ce jour-là, mais pas ici, ce n’est pas le lieu. Tôt ou tard, je le ferai. « Ah ! Que de choses qui sont mortes… qui sont nées ! » : une réplique de Roxane dans Cyrano de Bergerac, qui s’appliquerait très bien à cette soirée où, pour la première fois, des humains écoutèrent « L’Hymne à la joie » (quelques-uns, car les autres, épuisés, s’étaient éclipsés à la moitié du concert). Il y a des moments comme ça. Un jour ou l’autre, il faudra les raconter. Mais pas maintenant.
Certes, mais il y a tout de même une chose que je voudrais vous dire, car elle a un rapport avec les barbares, il me semble : c’est que, ce soir-là, Beethoven était allé au théâtre vêtu d’un frac vert, car il n’en possédait pas d’autre qui eût une teinte plus décente, plus respectable, et il avait été obligé de porter celui-là. En sortant de chez lui, son principal souci était donc ce qu’on dirait de la couleur tragiquement verte de ce frac. Mais son secrétaire, qui s’appelait Schindler, le rassura et lui dit qu’il n’avait pas à s’inquiéter, la salle serait sûrement plongée dans le noir et il était peu probable que les gens remarquassent la couleur de son frac. Qui, en l’ocurrence, était vert.
Et c’est ce qui arriva. Quand j’en serai au vingtième épisode de ce livre, il me sera plus facile de vous expliquer en quoi l’anecdote est importante. Ce sera dans quelques mois, j’imagine, mais vous n’aurez alors aucune difficulté à comprendre cette phrase : c’était aussi comme cela qu’on s’habillait. Promis.
Bref. Ce n’était pas de cela que je voulais parler. J’en étais à la deuxième épigraphe. Il y eut donc la Neuvième de Beethoven, et il est intéressant de voir comment elle fut reçue. Par les gens, par les critiques, par tout le monde. C’était un de ces moments où les humains découvrent qu’ils ont des branchies derrière les oreilles et commencent timidement à penser qu’ils seraient peut-être mieux dans l’eau. Ils étaient au seuil d’une mutation fatale (plus tard, nous l’avons appelée romantisme et nous n’en sommes toujours pas sortis). Il est donc important d’aller voir ce qu’on dit et pensa à cette occasion. Et voici ce qu’en écrivit un critique londonien, l’année suivante, quand il put enfin lire et entendre la Neuvième. Ce n’était pas un imbécile, je tiens à le souligner, il écrivait pour une revue qui faisait autorité et s’appelait The Quarterly Musical Magazine and Review. Il écrivit ce qui suit et que je place en guise de deuxième épigraphe :
L’élégance, la pureté et la mesure, qui étaient les principes de notre art, se sont peu à peu rendues au nouveau style, frivole et affecté, que cette époque au talent superficiel a adopté. Des cerveaux, qui, par éducation et par habitude, ne savent penser à rien d’autre qu’aux vêtements, à la mode, aux potins, à la lecture des romans et à la dissipation morale, peinent à ressentir les plaisirs, plus élaborés et moins fébriles, de la science et de l’art. Beethoven écrit pour ces cerveaux-là et semble y rencontrer un certain succès, si j’en crois les éloges que, de toute part, j’entends fleurir à propos de sa dernière œuvre.
Extraits
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