POURQUOI ?
Longtemps, j’ai eu sur mon bureau un encrier surmonté d’une petite statue de Napoléon, un méchant bronze d’un émule de Barbedienne comme on en a fabriqué beaucoup sous la monarchie de Juillet. L’encrier était vide. J’imaginais l’ardeur que la contemplation d’un tel objet avait dû inspirer à son ancien possesseur. L’Empereur, figé dans sa tenue de petit caporal, la main glissée dans son gilet, avait je ne sais quoi de stimulant. Il semblait insuffler du courage à des bataillons invisibles. Je laissais errer mes pensées vers ce phénomène d’énergie vitale. Surtout dans les moments de désolation, d’à quoi bon qui assombrissaient mon existence ; ne sont-ils pas le lot de ces bizarres animaux à plume qui ont la manie d’écrire et de rêver leur vie ? À mon tour j’attendais de lui un coup de cravache au style, l’éperon qui donne de l’impétuosité au travail. Je ne parvenais qu’à me mettre l’imagination en feu.
Ce qui m’a toujours fasciné chez Napoléon, ce ne sont pas tant ses hauts faits qui flattent l’orgueil national, le conquérant tous azimuts, le général auréolé par les flonflons de ses victoires, que l’homme, si souvent au bord du gouffre. Ses échecs me parlent beaucoup plus que ses succès. Pas uniquement les désastres, grandioses, à sa mesure, qui sonnent comme les trompettes de l’Apocalypse, mais les échecs secrets qui ont ponctué sa vie. Ils me semblent beaucoup plus instructifs que ses succès. Sous la surface dorée de la gloire, comme d’une mer souterraine, jaillissent çà et là des crises de désespoir. L’histoire a tendance à les dissimuler, comme des faiblesses indignes d’un chef. Ainsi sa tentation du suicide : à vingt-cinq ans, à Paris, il voulait se jeter sous la première voiture qui se présenterait ; en Italie, il appelait la mort pour échapper aux souffrances que lui causait l’infidélité de Joséphine ; à Fontainebleau, lors de sa première abdication, il a absorbé le poison que lui avait préparé son médecin Yvan. Suicide manqué mais qui montre, dans ce caractère invincible, une faille noire.
Paradoxalement ces désastres ont toujours possédé pour moi une vertu revigorante. Ils montrent qu’aucun combat n’est jamais tout à fait perdu. J’ai pris l’habitude de m’y réchauffer comme l’Empereur lui-même trouvait un réconfort au soir d’une bataille incertaine devant un feu de bivouac, à partager le pain de ses grognards. Cette part irrémédiable d’échec au cœur des plus éclatants succès, elle m’a poursuivi. C’est la question qui recoupe le mystère sur lequel je n’ai pas cessé de m’interroger : la destinée.
Napoléon éclaire cette énigme mieux que quiconque. D’abord parce que lui-même avait le sentiment d’être un élu du destin. Il croyait à son étoile. Il en parlait comme de la chose la plus naturelle du monde. D’où, souvent, son courage, le sentiment de son invincibilité. Ses compagnons s’étonnaient de son goût immodéré pour les phénomènes surnaturels. Superstition de Corse ou d’Italien, il croyait aux signes, aux présages, aux prédictions.
Extraits
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