#Roman francophone

La chute de cheval

Jérôme Garcin

" Mon père est mort d'une chute de cheval le samedi 21 avril 1973, veille de Pâques, dans l'insoucieuse et très civilisée forêt de Rambouillet. Il avait quarante-cinq ans, j'allais en avoir dix-sept. Nous ne vieillirons pas ensemble. " Longtemps après l'accident, Jérôme Garcin sacrifie lui aussi à cette passion pour le cheval qui coûta la vie à son père, éditeur et critique. Dans un récit où il place l'art équestre à la hauteur d'un exercice de style et établit de nombreuses correspondances entre la Haute Ecole et la littérature, il décrit ses bonheurs de cavalier buissonnier au cœur du pays d'Auge, ressuscite la figure hugolienne de François Baucher, portraiture son ami Bartabas, visite le légendaire Cadre Noir de Saumur, relit avec la même émotion les traités d'écuyers et Milady, de Paul Morand, trouve dans l'œuvre de Géricault - mort à trente-trois ans après une chute de cheval - l'écho de ses propres emballements, et fait un persistant éloge de la fuite. Au galop.

Par Jérôme Garcin
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

 

 

 

 

 

Regain au pays d'Auge

 

 

Pendant plusieurs années, tel le lecteur qui dévore des histoires sans jamais goûter la qualité d'un style ni savoir qu'il peut en tirer des voluptés plus grandes encore et des secrets bien gardés, j'ai monté pour le plaisir, sans beaucoup d'efforts ni de risques, à distance. C'était un complément de vie, une manière de défoulement dominical. Je ne changeais pas, je m'octroyais des séances de gymnastique à la carte, je m'augmentais à heures fixes. Et puis la curiosité a tourné à l'obsession. Une obsession intraitable, dévoreuse de temps, d'énergie, d'insouciance, de complaisances. Une obsession qui travaille le corps, ronge l'esprit, déchire le calendrier des tâches ordinaires, saccage les prévenances sociales et décourage les plus fidèles amitiés. Mon royaume pour un cheval !

Je ne peux plus, désormais, me passer de sa puissante odeur forestière, de son poil tiède et doux, de sa longue bouche molle qui s'enfonce dans mon cou, de son regard altier mais sans arrogance ni indulgence, de son poitrail musculeux, nodal, qui commande les graciles antérieurs, de cette masse volumineuse dont la faculté à se soumettre, à se donner, est, dans l'ordre animal, l'un des plus bouleversants témoignages de bonne volonté et de perfectionnisme. Quand je ne l'ai pas mis, placé au trot de travail, levé sur les barres ou emmené dans un petit galop cadencé au fond des bois humides, la journée paraît creuse, fade, inodore et incolore – d'ailleurs, sous le bureau, les cuisses distendues réclament leurs quartiers de selle à cirer et les mollets impatients, leurs flancs à comprimer. Chaque nuit, de rêves héroïques en chimères érotiques, invente de folles chevauchées dans des plaines médiévales, d'impeccables reprises de haute école versaillaise, de formidables saillies printanières, des parcours d'obstacles cyclopéens, et des chutes d'acrobates dont, parfois, l'on ne se relève pas. Sans cesse, la vie pédestre, citadine, bavarde, machinale, immobile, climatisée, obligeante, oublieuse, tyrannise mes aspirations à la liberté, au silence et à la solitude. J'ai le sentiment que toute heure passée à écrire sur les chevaux est une heure que je n'ai pas consacrée à les monter, que la page peut attendre, pas le cheval : il est vivant, elle enferme le bonheur passé dans le cimetière des mots.

C'est à ce moment précis que l'équitation cesse d'être un sport de détente, un divertimento, un caprice, un privilège. Elle peut alors prétendre à l'art, dont la grammaire est éternelle, mais aussi à la philosophie, qui repose sur des lois naturelles – l'autorité intelligente, la fermeté souple, le ministère de la délicatesse, l'éthique du tact, la conduite, sans domination, des natures libres et égales – dont ceux qui prétendent nous gouverner devraient davantage s'inspirer.

À la ville, je flaire, à une certaine raideur, une vieille pudeur, une timidité contrariée, une fausse arrogance, un regard qui fuit par la fenêtre vers le gris du ciel, le cavalier sous l'interlocuteur cravaté. En voyage, comme je cherchais, autrefois, le monument rare ou le vieux théâtre, je m'enquiers désormais du club équestre le plus proche, fût-il miséreux, quelques boxes, un paddock, une improbable sellerie, où respirer le crottin et entendre cliqueter les mors qui composent une musique concrète, préboulézienne.

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02/03/2000 179 pages 6,50 €
Scannez le code barre 9782070412310
9782070412310
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