#Polar

Affaire Léon Sadorski

Romain Slocombe

Le pire des salauds, le meilleur des enquêteurs.
Avril 1942. Au sortir d'un hiver rigoureux, Paris prend des airs de fête malgré les tracas de l'Occupation. Pétainiste et antisémite, l'inspecteur Léon Sadorski est un flic modèle doublé d'un mari attentionné. Il fait très correctement son travail à la 3e section des Renseignements généraux, contrôle et arrête les Juifs pour les expédier à Drancy. De temps en temps, il lui arrive de donner un coup de main aux Brigades spéciales, d'intervenir contre les " terroristes ".
Mais Sadorski est brusquement arrêté par la Gestapo et transféré à Berlin, où on le jette en prison. Le but des Allemands est d'en faire leur informateur au sein de la préfecture de police. De retour à Paris, il reçoit l'ordre de retrouver son ancienne maîtresse, Thérèse Gerst, mystérieuse agent double que la Gestapo soupçonne d'appartenir à un réseau antinazi.

Après le succès de Monsieur le commandant, Romain Slocombe nous entraîne dans les abîmes de la collaboration et de la mauvaise conscience française.

Par Romain Slocombe
Chez Points

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Policiers historiques

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Le quai des Célestins

TOUS LES MATINS, Mme Léon Sadorski, Yvette de son prénom, émerge des brumes du sommeil animée d'une envie immodérée de faire l'amour. La température de son corps s'élève d'un petit degré, son sexe s'humidifie rapidement, elle se blottit contre l'inspecteur principal adjoint Sadorski en poussant un léger soupir. Son époux, en règle générale, répond à ces avances, mais, ce matin du 1er avril 1942, des préoccupations d'ordre moins frivole se présentent à son esprit à peine le réveille-matin a-t-il sonné. L'homme se dégage avec douceur, gagne la salle de bains ; il urine, se rase, puis, en maillot de corps, se rend à la cuisine afin de préparer le café. Les aiguilles de la pendule indiquent 7 h 38 (heure allemande ; l'aube se lève à peine). Il écarte les épais rideaux noirs de la défense passive, repousse les volets. Le ciel au-dessus de l'île Saint-Louis, derrière les fenêtres du petit trois pièces quai des Célestins que le couple loue depuis l'avant-guerre, annonce, tout comme la veille, une belle journée de printemps. L'air est extraordinairement pur, un des avantages les plus notables de l'Occupation depuis que presque tout le monde, avec le manque d'essence, circule à pied ou à vélo – y compris les flics des RG. L'inspecteur principal adjoint Léon Sadorski allume sa première cigarette.
Quelques jours plus tôt, la nuit du 27 au 28 mars, les Anglais ont attaqué Saint-Nazaire dans le plus pur style de l'art du débarquement. Après plusieurs heures de combats acharnés, leurs commandos sont parvenus à s'introduire jusque dans la ville et à sérieusement endommager les installations portuaires réservées aux sous-marins boches ; avant de se retirer, ils ont même planté leur drapeau sur la mairie ! Évidemment, tout cela a créé une certaine sensation et les imaginations, toujours promptes à s'enflammer, vont bon train. Sadorski, à son bureau de la caserne de la Cité, a appris de bonne source que la population de Saint-Nazaire soutenait l'ennemi et que de sévères représailles s'exercent déjà sur l'ensemble des quartiers. La presse française fait de son mieux en expliquant que ces événements, en définitive, sont la preuve éclatante que nos côtes demeurent « inexpugnables ». L'inspecteur principal adjoint n'en doute pas. Là où il travaille, on est bien placé pour apprécier la puissance boche : il croise les délégués de la Sipo-SD, en uniforme ou en civil, presque quotidiennement. Dès que le café est prêt, Sadorski écrase son mégot dans l'évier, appelle :
— Yvette !
Elle a passé un peignoir sur la combinaison bleu ciel qui la serre si joliment aux hanches, et qu'elle porte fréquemment en lieu et place de chemise de nuit. Les cheveux encore en désordre, sa femme lui sourit en trempant une tartine dans son « café national » de pois chiches grillés, saupoudré généreusement de lait déshydraté et sucré par l'addition de pastilles de saccharine. Des cloches retentissent au-dessus du silence de la grande ville.
— Sais-tu ce que j'ai lu hier, mon chéri ?
Celui-ci émet un vague grognement.
— Figure-toi, poursuit-elle, qu'un médecin du Pré-Saint-Gervais a inventé le biscuit d'arêtes de poisson !
— Sans blague...
— Si, je t'assure : le Dr Percheron, « globe-trotter, écrivain et chimiste éminent », ce n'est pas moi qui l'affirme c'est La Semaine, va nous livrer ses arêtes de poisson sans ticket délier, métamorphosées en un aliment riche et complet que nous dégusterons sous forme de pâtés ou de biscuits. Ce savant a exploré la Mongolie, fréquenté les lamas, les sorciers, les devins, et visité les milliers d'îles du Japon ! Il prétend que là-bas chez les Japonais il se sent « sur le chemin des dieux »...
Sadorski rigole en secouant les épaules et levant les yeux au ciel, caresse la main d'Yvette, allume une nouvelle gauloise puis se lève avec un soupir.
— Bon, c'est pas tout mais je dois y aller, ma biquette !
En retour elle le gratifie d'une moue boudeuse qu'il juge adorable : car, au bout de douze années de vie commune, l'inspecteur Sadorski se sent aussi amoureux de sa femme qu'au tout début. Plus, même ! Et, contrairement à certains de ses collègues, il ne la trompe pas avec les dactylos de la 3e section des Renseignements généraux. Lui ne s'offre de « petits extras », servantes de bar ou d'hôtel, qu'à l'occasion des affaires à traiter dans le département. Pourquoi prendre des risques et se fatiguer, lorsqu'on jouit de tout le bonheur du monde à domicile ? Une ou deux aventures plus sérieuses que les autres lui ont servi de leçon. De plus, elle et lui ont leurs jeux, leurs petites mises en scène d'ordre privé... ce que son épouse en rougissant nomme ses « bêtises ». Elle seule est capable de comprendre, encourage, même, ses désirs honteux. Cela a pris du temps mais ils sont arrivés à une harmonie, une synchronicité presque parfaites. Sadorski se penche pour embrasser Yvette sur le front ; il respire son odeur, introduit la main gauche dans l'échancrure du peignoir. Elle le laisse promener ses doigts.
— Tu te fais trop de mouron au sujet de ton travail, biquet... C'est comme pour les bombardements ! Mais l'autre soir, ils n'ont fait qu'un pauvre petit mort et une quinzaine de blessés chez les civils... plus deux Frisés touchés par des éclats ! Dis, tu m'emmènes au cinéma, ce dimanche ? On donne Mam'zelle Bonaparte. Ça se passe sous le second Empire, avec Raymond Rouleau et Edwige Feuillère...
— On pourrait aussi voir Boléro, ou La Duchesse de Langeais...
— Non, c'est Raymond Rouleau que je veux !
L'inspecteur lui promet, avant d'empocher son automatique qui traîne sur le guéridon, qu'il y pensera. Descendant l'escalier, il se dit qu'en fin de semaine il fera un tour au marché noir chez les Polonais de Saint-Paul, afin de trouver pour Yvette des paires de bas neufs et de la lingerie. Après tout, on est au printemps ! La sève ne monte pas que dans les arbres ; et, partout en ville, les filles sont si belles que cela donne à réfléchir. Mais, si le passant a l'impression en observant les vitrines parisiennes – celles qui ne sont pas garnies d'objets factices – que les magasins sont pleins, dès qu'on entre pour demander quelque chose on constate qu'il n'y a aucun choix. Tout disparaît, tandis que les prix s'envolent plus vite que le mercure du thermomètre. À présent, acheter des accessoires aussi banals que des mouchoirs, une chemise, des chaussettes, devient un problème. Les commerçants cachent la marchandise pour la revendre au prix fort. Sadorski doit montrer sa carte professionnelle et prendre son air méchant : comme par hasard, ce qu'il avait demandé se retrouve alors soudainement en stock, et le prix redescend un peu ; il exige par principe un rabais supplémentaire, qu'on lui accorde tout naturellement. Si le commerçant est juif, ce dernier s'expose à de sérieux ennuis ; surtout depuis que, par une note récente du 20 mars, Tanguy, le chef de la PJ, ordonne aux agents, dans les procédures de hausses illégales de prix – lorsque établies contre des israélites –, de relever toute infraction aux statuts des Juifs dont le délinquant aurait pu se rendre coupable. Arrivé à l'entresol, Sadorski s'arrête pour coller son oreille à la porte qui donne sur le palier.
Sur le petit rectangle de carton blanc de la sonnette est inscrit un nom étranger, youdi probablement : Odwak. La mère et la fille. Elles ont emménagé au début du mois dernier. La première donne des leçons de musique, l'autre va au lycée sur la rive gauche. Sadorski les a croisées quelquefois dans l'entrée et, un jour, a vu de loin la petite seule sur le pont Marie, avec son cartable. Quand c'est Mme Odwak au piano, cela va encore, parce qu'elle joue bien et souvent de jolies mélodies. En revanche, les gammes pataudes de ses élèves tapent sur les nerfs de l'inspecteur, de sa femme et sans doute de tous les voisins. Avant, le bruit de la circulation automobile couvrait celui des exercices. Maintenant on subit vingt fois au moins, dans la même rue, le même passage de la méthode Dalcroze répété maladroitement. À croire que tous les enfants de la capitale apprennent le piano ! Mais, ce matin, pas un bruit dans l'appartement des Odwak. Pas de radio non plus, ce qui est préférable pour elles (les postes récepteurs de TSF sont interdits aux Juifs par l'ordonnance allemande du 13 août 1941). Sadorski renifle. Pas d'odeurs de petit déjeuner, l'appartement semble vide. Il jette son mégot exprès sur le paillasson, quitte l'immeuble sans jeter un coup d'œil dans les boîtes à lettres.
Renonçant, faute de temps, à son petit calva au café-bar du Pont-Marie, situé à l'angle de la rue des Nonnains-d'Hyères, il dépasse la file de bourgeoises, de femmes du peuple, de petites bonnes qui s'allonge depuis les grilles de la boucherie, sous l'œil d'un gardien de la paix chargé du maintien de l'ordre devant les commerces, traverse la chaussée en allumant une cigarette. Le couvre-feu a été levé à 5 heures. Les poubelles le long du quai de l'Hôtel-de-Ville n'ont pas encore été ramassées. Des chiens errants en reniflent le contenu, les pattes appuyées sur le rebord, repoussant le couvercle avec leur museau. Paris est de plus en plus sale. Très peu de véhicules circulent sur le quai, vélos, charrettes à bras, quelques camions boches, et une de leurs motos vert-de-gris avec side-car. Ses pétarades détonnent dans la tranquillité de la ville, du fleuve et des quais. Jadis, non loin de là se trouvait le jeu de paume de la Croix-Noire, où se produisirent en 1645 Molière et sa troupe de l'Illustre-Théâtre. Le comédien y a été arrêté puis conduit au Châtelet pour une dette de cent quinze livres à son moucheur de chandelles. Sadorski, à ses heures perdues, s'intéresse à l'histoire de la capitale et, plus encore, à celle des flics. Il est né en Tunisie sous le signe du Lion. C'est un homme d'assez petite taille, trapu, large d'épaules, au menton légèrement fuyant, au nez court, au front bombé sous des cheveux ondulés, blanchis prématurément. Cela s'est produit le 14 juin 1940 en quelques heures, à Étampes, pendant la débâcle – il n'avait pas quarante ans. L'air est frais, humide des giboulées de la nuit. Sadorski observe depuis le parapet du quai les péniches amarrées dans le port Saint-Paul, puis il rejoint le pont Louis-Philippe pour gagner son lieu de travail.
L'inspecteur se déplace à pied tant que faire se peut, ou en vélo lorsqu'il est en mission, et parfois dans un car de police secours lors d'opérations importantes, barrages ou rafles. Paris n'a plus de taxis automobiles, presque plus d'autobus, plus de tramways – ces derniers depuis 1938 où l'on a fermé la dernière ligne. En conséquence, soit la population pédale, soit elle s'engouffre dans les sous-sols, où sont délivrés journellement pas moins de trois millions de tickets, un tiers de plus qu'avant guerre. Prendre le métro est devenu un cauchemar, surtout aux périodes de pointe. De nombreuses stations sont fermées sans motif valable. Depuis quelques mois les rames se font plus courtes, quatre voitures au lieu de cinq, quand ce n'est pas trois. Leur fréquence aussi a diminué, il faut attendre sur le quai de cinq à sept minutes aux heures d'affluence, entre dix et quinze minutes aux heures creuses. Avec le manque de bruit en surface, le grondement des métros est perceptible depuis les trottoirs, comme un écho sinistre qui remonterait de cet enfer. Les voyageurs s'y bousculent, se piétinent, de peur de louper leur train. Parfois, devant les portillons automatiques, la queue se prolonge jusqu'à l'escalier d'entrée de la station. Autant, à l'air libre, la ville semble calme et endormie en raison de la rareté des automobiles, autant là-dessous c'est la foire d'empoigne ! Et, dans les voitures, tout ce monde-là transpire, ça pue un mélange de sueur, de vieux tissu mal nettoyé, d'haleines aigres, de brillantine et de parfum bon marché.
Sur la ligne 4, pour gagner de l'espace on a retiré certains fauteuils et posé des strapontins. Les soldats de l'armée d'occupation s'y asphyxient à l'égal des autres, depuis qu'eux aussi doivent se déplacer par ce moyen de transport. On y rencontre quelquefois des unités entières, voyageant gratis et chargées de tout leur barda, sacs à dos, gamelles, couvertures, sous la lumière blafarde – afin d'économiser le courant, avec les 100 000 kWh expédiés chaque heure vers l'Allemagne, il a fallu dévisser la moitié des ampoules dans les couloirs comme dans les rames. S'il veut descendre, Sadorski, pareil à tout un chacun, est obligé de se forcer un passage entre les corps agglutinés. Il s'échappe de la station de métro avec soulagement. Mais les matins, comme ce beau premier jour d'avril 1942, et les soirs, c'est toujours en marchant, à pas tranquilles ou rapides en vertu des circonstances, que l'inspecteur principal adjoint Sadorski s'éloigne de sa femme tout en rêvant d'elle ; c'est en marchant qu'il rentre, sa gauloise aux lèvres, pressé de retrouver Yvette au troisième étage de cet immeuble gris et lourd du 50, quai des Célestins, le long de la Seine.

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07/04/2023 475 pages 3,50 €
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