#Roman francophone

Possédées

Frédéric Gros

En 1632, dans la petite ville de Loudun, mère Jeanne des Anges, supérieure du couvent des Ursulines, est brusquement saisie de convulsions et d'hallucinations. Elle est bientôt suivie par d'autres sœurs et les autorités de l'Eglise les déclarent « possédées ». Contraints par l'exorcisme, les démons logeant dans leurs corps désignent bientôt leur maître : Urbain Grandier, le curé de la ville. L'affaire des possédées de Loudun, brassant les énergies du désir et les calculs politiques, les intrigues religieuses et les complots judiciaires, a inspiré cinéastes et essayistes. Frédéric Gros en fait le roman d'un homme : Urbain Grandier, brillant serviteur de l'Eglise, humaniste rebelle, amoureux des femmes, figure expiatoire toute trouvée de la Contre-Réforme. Récit d'une possession collective, le texte étonne par sa modernité, tant les fanatismes d'hier ressemblent à ceux d'aujourd'hui.

Par Frédéric Gros
Chez Albin Michel

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Genre

Littérature française

TROIS COUPS FRAPPÉS, trois petits coups contre la porte.
La chambre est moyenne, un grand lit de chêne noir, Grandier dort encore ; des murs blancs et un crucifix sombre au-dessus du lit, cloué.
Trois, quatre, cinq coups bientôt frappés plus fort, et une voix d’enfant qui chuchote d’abord : « Monsieur le curé, monsieur le curé, monsieur le curé. »
Une grande armoire en noyer dans un coin, et contre la fenêtre un bureau où des papiers amoncelés se mêlent ; quelques longues fines plumes, un gros encrier sombre.
Parlé cette fois, puis crié : « Monsieur le curé, monsieur le curé ! », et les coups redoublant en annonce de tambour.
Grandier se réveille alors, se défait tout à fait du sommeil. « Oui, oui, je suis là, c’est moi, mais quoi alors ! » Il se lève maugréant, soulève d’épaisses couvertures – ce sont les dernières heures de la nuit, il ne reste que des cendres froides dans la cheminée de la chambre –, enfile sa soutane, traverse le couloir, ouvre la porte et là se trouve nez à nez avec Mariette, la petite servante des Sainte-Marthe. Elle se tient debout, un bougeoir à la main ; la flamme vacille. Elle a jeté sur ses épaules un gros châle de laine, ses mains tremblent de froid, des mèches brunes s’échappent d’une coiffe rapidement ajustée. La petite Mariette, neuf ans, les joues rouges à la porte du presbytère. C’est plein hiver à Loudun.
– Eh bien, que se passe-t-il enfin ?
– C’est que, on vous appelle, mon père. On vous presse bien fort. Ce sont les messieurs de Sainte-Marthe qui m’envoient vous chercher. Notre maître se meurt. Ils vous implorent de venir.
– Seigneur Dieu !
Un signe de croix, le prêtre bouleversé murmure : « Je viens, je suis là, je pars. »
Il faut le manteau, la calotte, il faut les saintes huiles aussi. Ses gestes sont inquiets et les voilà en route dans les rues noires de Loudun, étroites, tortueuses. L’aube est glaciale encore. Grandier marche vite, la fillette avec peine le suit. Or la faible lumière d’aurore dessine les coins de rue, les carrefours. Le pavé est dur, cela fait un boucan formidable le choc de leurs pas dans la ville en sommeil. On entend grincer des volets. Tout en murmurant d’automatiques prières, Grandier se dit en lui-même : Pas lui, pas lui ! Mais plus vite ! Il adore sincèrement le vieillard.
Scévole de Sainte-Marthe se meurt, un matin de mars 1623.

Le grand homme, le « Père de la Patrie », était revenu finir à Loudun ses jours depuis 1618, un an après la propre installation de Grandier dans l’église Saint-Pierre. Le grand homme : c’est lui qui avait arrêté autrefois les troupes catholiques, les troupes royales du duc de Joyeuse qui s’apprêtaient à saccager la ville. Loudun la superbe, Loudun l’arrogante se croyait réformée, elle affichait avec morgue sa dissidence, Loudun devenue la proie des huguenots. Les royalistes voulaient mater sa suffisance. Sainte-Marthe était accouru depuis son château de Chandoiseau plaider la cause de sa ville, l’excuser, la sauver, empêcher le désastre. Il fit ses regrets avec tant de justesse, de bon sens et de discours qu’on épargna la cité. Henri III, Henri IV, les rois avaient aimé cet homme intègre, courageux, équitable, savant. Il avait été poète et capitaine, puis grand contrôleur des finances. Il avait servi le roi, la France. Puis il était retourné passer les années de vieillesse dans sa « chère ville », comme il disait. Et depuis, en vieillard sage, affable adorateur des Muses, il organisait chez lui des soirées réputées. À quatre-vingt-sept ans, dans Loudun, il donnait le ton. Et cela avait été comme un enchantement. Scévole avait le génie de faire régner chez lui un esprit qui faisait, à chacun, sentir sa chance d’être là. On récitait des vers latins ou grecs, on parlait poésie, on faisait de l’histoire savante, on riait. Mais aucune moquerie inutilement méchante, jamais. Les calomnies étaient bannies. Et quand, le jour, on avait trouvé un intérêt de culture ou d’histoire, on se promettait : Je le dirai ce soir au cercle de Sainte-Marthe. On le gardait comme une provision d’écureuil.
Le vieillard était, dans sa ville, vénéré autant qu’un monument. En lui catholiques et huguenots, toujours prêts à s’étriper, trouvaient un terrain commun d’admiration et d’entente. Grandier, le nouveau curé de Loudun, était adoré du vieillard pour sa vivacité et son esprit moqueur, sa jeunesse et ses enthousiasmes. Qui pouvait dire : « Je suis reçu aux soirées de Sainte-Marthe » en retirait une fierté sans arrogance. Mais il fallait se montrer à la hauteur. On ne plaisait au vieillard qu’avec un mélange d’éducation et de franchise.

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17/08/2016 304 pages 19,50 €
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