Avoir quelques connaissances sur le coucher du soleil
n’enlève rien à sa poésie.
Pale Blue Dot, Carl Sagan
Oserai-je
Déranger l’univers ?
Une minute donne le temps
De décisions et de repentirs qu’une autre minute renverse.
Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock, T. S. Eliot
[T. S. Eliot, Poèmes 1910‑1930, traduit par Pierre Leyris, Éditions du Seuil, 1947. (N.d.T.)]
PROLOGUE
Carl Sagan (1) affirmait que pour faire une tarte aux pommes à partir de rien, il faut d’abord inventer l’univers. Il employait l’expression « à partir de rien » au sens littéral. C’est-à-dire à partir d’une époque antérieure à l’existence même du monde. Si vous voulez confectionner une tarte aux pommes à partir de rien du tout, vous devez commencer par le big bang et l’univers en expansion, les neutrons, les ions, les atomes, les trous noirs, les soleils, les lunes, les marées océaniques, la Voie lactée, la Terre, l’évolution, les dinosaures, les extinctions massives, les ornithorynques, l’Homo erectus, l’homme de Cro-Magnon, etc. Vous devez commencer au tout début. Vous devez inventer le feu. Il vous faut de l’eau, un sol fertile et des graines. Il vous faut des vaches et des gens pour les traire, et d’autres gens pour transformer le lait en beurre. Il vous faut du blé, de la canne à sucre et des pommiers. Vous avez besoin de la chimie et de la biologie. Pour réaliser une très bonne tarte aux pommes, vous avez besoin des arts. Pour une tarte aux pommes qui puisse durer des générations, vous avez besoin d’une presse typographique, de la révolution industrielle et peut-être même d’un poème.
Pour confectionner une chose aussi simple qu’une tarte aux pommes, vous devez créer le monde entier.
1. Carl Sagan (1934‑1996) : astrophysicien américain. (N.d.T.)
DANIEL
Un ado du coin accepte son destin en consentant à devenir médecin – le gros cliché.
C’est la faute de Charlie si mon été (et maintenant, mon automne) n’est qu’une succession de gros titres imaginaires absurdes. Charles Jae Won Bae, alias Charlie, mon grand frère, fils aîné d’un fils aîné, a surpris mes parents (et tous leurs amis, ainsi que l’ensemble de la communauté coréenne de commères de Flushing, à New York) en se faisant virer de l’université d’Harvard, « Meilleure École », l’avait qualifiée ma mère quand la lettre d’admission de Charlie était arrivée. Résultat : depuis son exclusion de « Meilleure École » en juin, ma mère fronce les sourcils ; elle n’arrive pas trop à y croire, ni à comprendre.
– Pourquoi tes notes si mauvaises ? Ils t’excluent ? Pourquoi ils t’excluent ? Pourquoi pas te laisser rester pour étudier plus ?
– Pas l’excluent, nuance mon père. Le prient de se retirer. Pas pareil.
– C’est temporaire, seulement pour deux semestres, ronchonne Charlie.
Face à ce déferlement de sentiments de confusion, de honte et de déception de la part de mes parents, même moi j’ai presque pitié de Charlie. Presque.
Extraits
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