#Roman francophone

Ils étaient vingt et cent...

Stanislas Petrosky

L'histoire d'un homme qui a vu la construction et la libération du plus grand camp d'extermination de femme du IIIème Reich, un homme qui a vécu des deux côtés des barbelés et qui a eu la vie sauve grâce à son art. Gunther, jeune allemand opposé au régime nazi, excelle dans l'art du dessin. Il se retrouve promu illustrateur officiel du camp de Ravensbrück, son oeil d'artiste interprète la vie et surtout la mort. L'histoire d'un homme qui a vu la construction et la libération du plus grand camp d'extermination de femme du IIIe Reich, un homme qui a vécu des deux côtés des barbelés.

Par Stanislas Petrosky
Chez French Pulp Editions

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Romans historiques

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Prologue

 Quatre-vingt-dix-neuf ans...

J’ai quatre-vingt-dix-neuf ans aujourd’hui.

Tout le personnel de la maison de retraite est là, même la directrice.

Face à moi, un immonde fraisier, avec une seule bougie, je suis à un âge où l’on coûte plus cher en bougies qu’en gâteau. On m’a accordé une coupe de mousseux de supermarché qu’un infirmier tient hors de ma portée, de peur que je la renverse sur mon pyjama devant la caméra, j’imagine...

Si je tiens un an de plus, l’an prochain, en plus de tout ce brave monde, il y aura le correspondant local du journal régional. Il fera une belle photo de mon vieux visage ridé, et pourra titrer : « Un centenaire de plus à l’Ehpad Jacques-Prévert. »

Je n’ai pas envie de lire ce genre de marronnier, je préférerais lui raconter ma vie, enfin, une partie de ma vie, celle d’il y a quatre-vingts ans.

Mais la Seconde Guerre mondiale, plus personne ne s’y intéresse de nos jours, on en a assez soupé de ces horreurs, on ne veut plus en entendre parler, c’est loin tout ça, il faut oublier et aller de l’avant... J’ai lu il y a peu que bon nombre d’enfants ne savaient pas ce qu’était la Shoah.

« Du passé faisons table rase », comme le dit le célèbre chant révolutionnaire.

Je ne partage pas cet avis...

Il ne faut jamais rien oublier, nous connaissons les erreurs de notre passé, elles doivent nous aider à bâtir notre avenir.

Je ne suis pas encore sénile malgré mon âge, et je vois bien aux informations que la planète ne tourne pas rond, que l’homme devient fou.

Je vois que la bête est là, qu’elle attend, sagement tapie dans l’ombre pour faire son retour.

Alors il faut que je vous raconte, que vous sachiez à quoi vous attendre...

Je ne vais pas vous ennuyer avec mon enfance, je n’ai pas le temps, et je doute qu’elle vous intéresse.

Il vous faut juste savoir que je suis né le 7 mai 1920 dans le petit village de Himmelpfort, non loin du superbe lac de Schwedtsee, en Allemagne, au sein d’une famille de paysans, ces gens du pays qui cultivaient leur terre.

Gamin chétif, passionné par le dessin, et non par les travaux de la ferme, mes parents ne m’estimaient guère... Alors quand les nazis vinrent chercher des volontaires pour travailler à la grandeur du Reich, mon père a décidé pour moi que j’en serais...

Sur le coup, j’étais presque heureux. Plus besoin d’aller aux champs. Une journée de labeur ouvrier, ensuite je pourrais m’adonner à ma passion... Pauvre de moi, je ne savais pas encore...

1

 Je travaillais avec des prisonniers qui arrivaient tout droit du camp de Sachsenhausen, à faire des trous pour planter des pieux et dresser des clôtures. Pas question de se défiler, les soldats ne rigolaient pas lorsque certains d’entre nous essayaient de se la couler douce, les coups de crosse pleuvaient sur nos côtes : c’était pire que chez mes parents.

La zone où l’on œuvrait était très marécageuse. Lorsqu’on creusait, nous n’avions parfois pas le temps de poser la traverse de bois que le trou était déjà plein d’eau, un mythe de Sisyphe pour terrassiers. Le chantier était très dur, physiquement, mentalement aussi, avec les gardes-chiourmes qui nous hurlaient dessus sans cesse, j’en venais presque à regretter la ferme familiale.

Dans les rangs des ouvriers, les bruits commençaient à courir que nous étions en train de construire un camp d’internement pour y enfermer des gens qui n’étaient pas de race aryenne ou qui étaient contre le régime en place. Grande idée que notre Führer clamait de toute sa hargne sur les ondes.

Jeune, je ne m’intéressais pas à la politique, aux événements. Bien sûr, j’écoutais de temps à autre les informations sans y prêter attention. J’étais dans mon monde, celui d’un jeune homme qui voulait être un artiste. Mais la curiosité faisait son chemin, les prisonniers que nous côtoyions nous racontaient certaines anecdotes, certains actes barbares commis par les soldats qui nous interpellaient. Je ne comprenais pas tout, je pensais que beaucoup de choses étaient exagérées, je ne savais pas encore, je commençais à prendre conscience...

En à peine six mois, nous avions sorti de terre ce que l’on a nommé par la suite « le camp de Ravensbrück ». Presque tous ceux qui comme moi avaient participé aux travaux sans être des prisonniers étaient devenus gardiens. On nous surnommait « kapo ». Pour beaucoup d’entre nous, ce nouveau statut était une sorte de refuge, car, en Europe, la colère et la crainte que déclenchait le Führer ne laissaient présager rien de bon. Nous savions que la guerre allait éclater d’un moment à l’autre et il valait encore mieux être maton là plutôt que de mourir au front. Au moins, je restais près de chez moi, près de ces paysages que j’aimais, bien que le camp dénaturât cette campagne chère à mon cœur.

Nous portions tous la même tenue, une pelisse vert-de-gris, un pantalon et un calot.

À l’époque, nous étions les premiers « embauchés », nous avions droit à un semblant d’uniformes. Les nazis recrutèrent ensuite d’autres kapos parmi les criminels de droit commun les plus violents.

Les autres surveillants, issus des déportés, portaient juste un brassard par-dessus leurs tenues. Nous étions mieux considérés que les prisonniers, puisque nous étions allemands de souche, mais nous n’étions pas des soldats du Reich, il était hors de question pour nous d’avoir une arme et un grade. Nous resterions toujours les larbins des « vrais » militaires.

Je dois vous avouer que cela soulageait ma conscience, je ne voulais pas être assimilé aux nazis, chez qui je sentais monter la haine pour ceux qui n’appartenaient pas à leur « race ». Le gouvernement devenait de plus en plus sectaire et laissait paraître au grand jour une soif de conquête et de suprématie qui ne pouvait que faire peur.

Le camp fut bientôt fini et nous attendions les « occupants ».

La surprise fut énorme lorsque les premiers convois arrivèrent, ce n’étaient pas des prisonniers que l’on nous amenait, mais des prisonnières... Des wagons ne descendaient que des femmes ; des jeunes apeurées qui se demandaient ce qui allait leur arriver ; des vieilles à l’air résigné ; des gamines en pleurs qui cherchaient leurs mères. Les seuls hommes présents lors du voyage n’étaient que des membres de la Schutzstaffel. Les premières fois, les trains entrèrent en gare à la nuit tombée, comme pour cacher les barbelés à celles qui sortaient des wagons.

C’était donc pour ça que le commandant, l’Hauptsturmführer Koegel, était assisté d’officiers militaires de sexe féminin, les Oberaufseherin Langefeld et Zimmer : Ravensbrück était appelé à devenir l’enfer des femmes.

Ce fut le 15 mai 1939 que huit cent soixante-sept femmes débarquèrent en provenance du camp de concentration de Lichtenburg. Nous venions de construire le plus grand centre de détention et d’extermination de déportées, cela, nous ne l’apprendrions que plus tard...

Les jours suivants, d’autres convois arrivèrent. Nous rasions le crâne des déportées, à l’exception des Aryennes qui avaient le privilège de garder leur chevelure, exemptées d’une humiliation de plus. Elles passaient ensuite à la désinfection et à la remise de la tenue rayée. Sur les vestes de ces vêtements étaient cousus les numéros des détenues et les triangles de reconnaissance. Une lettre au centre pour la nationalité et une couleur différente pour les catégories : un rouge pour les prisonnières politiques ; un vert pour les criminelles de droit commun ; un noir pour les Tziganes, les asociales, les lesbiennes et les prostituées ; un violet pour les témoins de Jéhovah ; et pour les juives deux triangles tête-bêche qui forment une étoile de David.

Chacune des déportées était ainsi triée, cataloguée, référencée. Aucune n’avait le droit au même sort selon le blason porté. Même dans l’horreur, dans la privation et la torture, mes compatriotes avaient instauré une hiérarchie, certaines « sous-races », comme ils disaient, valaient mieux que d’autres.

Les premiers temps, je trouvais tout cela abject, il n’était pas normal de traiter des êtres humains de la sorte : les tondre, les marquer, les parquer comme du bétail (sans parler des brimades, des coups, des insultes alors qu’elles étaient pour la plupart innocentes de tout délit).

Mes premières nuits avaient été remplies de cauchemars. Progressivement, comme tout humain, je m’habituai à ce régime sadique. Je ne pouvais faire autrement : toute tentative, pour nous kapos, de prendre la défense de ces femmes conduisait au risque immédiat de se retrouver au mieux au front, au pire transféré dans un autre camp de prisonniers où les conditions de vie étaient encore plus dures. Le courage me manquait affreusement. Je n’étais pas du bois dont on fait les héros. Alors, je me taisais, je jouais les absents, je refusais de voir les appels au secours, j’ignorais ces regards m’implorant de l’aide, de la pitié. J’essayais de m’endurcir et j’y arrivais assez bien. Mon sommeil s’améliora peu à peu.

J’avais réussi à me procurer un crayon et un carnet. Je les cachais dans mes pantalons et, dès que je le pouvais, je dessinais les paysages, les autres kapos. Les copains que je m’étais faits aimaient bien se faire tirer le portrait. Coucher sur le papier ce que je voyais autour de moi devenait un exutoire, une façon de masquer la réalité. Le fusain en main, le reste du monde n’existait plus et un nouveau apparaissait.

2

 


La routine effroyable de la vie du camp se mit en place très vite. Malheur aux prisonnières qui tentaient de se rebeller : elles étaient immédiatement abattues, sans aucune sommation, une balle en plein front. Pour celles qui étaient juste un peu trop vindicatives aux yeux des Schutzstaffel, la punition qu’ils préféraient leur infliger était de tirer le Walzkommando, un énorme rouleau de béton pesant plusieurs centaines de kilos. Elles devaient le tracter dans la cour du camp jusqu’à épuisement complet. Aucune ne se relevait de cette sanction, soit le garde qui les surveillait les achevait lors d’un malaise, soit leur cœur lâchait et elles s’effondraient au milieu des baraquements. Ce travail ne servait à rien, nul chemin à damer, à tasser. Il avait juste été inventé pour punir.

Je venais d’entrer dans un monde qui me paraissait irréel. Ces hommes et cette politique n’avaient pour seul but que d’exploiter et d’anéantir des êtres humains qui n’étaient pas conformes à leurs idées et à leurs buts. Comment cela pouvait-il être possible ? Que représentaient donc ces femmes à leurs yeux ?

Je ne comprenais pas, simplement j’accomplissais ma mission (et, comme un idiot, j’étais partout avec mon cahier et mon crayon). Avec discrétion, je croquais des paysages, des portraits, je transposais mon nouveau monde au fil des pages, une fièvre boulimique de création me détournant de la terrible réalité qui m’entourait.

L’humiliation des prisonnières, comme les coups et la torture, faisait partie du travail de sape qui avait pour but de les déshumaniser. Pour les nazis, la plupart d’entre elles n’étaient pas des êtres humains, juste des êtres inférieurs. Les mettre plus bas que terre était le jeu quotidien des gardiennes. Depuis l’ouverture du camp, il n’y avait pratiquement plus de kapos masculins. Cent cinquante femmes officiers SS allaient former, durant toute la vie du camp, plus de quatre mille surveillantes. Je faisais partie des quelques hommes qui étaient encore là. Nous étions discrets, répondant présents quand il le fallait et essayant d’obéir aux ordres. Par lâcheté surtout ; la guerre venait d’éclater et la petite bande que nous étions n’avait aucune envie de mourir sur les champs de bataille.

La misère et la détresse s’accumulaient au fil des jours. On laissait les chiens mordre cruellement les prisonnières. Les morsures étaient profondes, jamais nettoyées, et souvent une grave infection survenait. Au fil des semaines, mes dessins s’assombrissaient, les visages ne souriaient plus, les camarades avec qui je m’étais lié d’amitié arboraient des faciès qui n’exprimaient plus que de la tristesse, de la peur.

Le machiavélisme et le sadisme de ces femmes kapos envers d’autres femmes étaient incroyables. Je ne disais rien, n’intervenais pas, la honte me submergeait. La peur aussi, celle de me retrouver moi aussi de l’autre côté des barbelés.

Un jour, alors que j’étais prêt à m’interposer, un camarade, enrôlé de force comme moi pour la construction du camp, me retint. À Ravensbrück, certaines déportées arrivaient enceintes ou bien le devenaient lors de leur captivité, il était si facile pour certains d’abuser de ces filles apeurées à la moindre main qui se levait sur elles. Les pires perversions étaient monnaie courante au sein de cet enfer...

On nous avait demandé, avec Hantz, mon camarade, de nous rendre au revier, l’infirmerie du camp, si l’on peut appeler ce lieu lugubre ainsi. À l’époque, ce n’était encore qu’un dispensaire où l’on pratiquait quelques opérations fantaisistes, son premier rôle était surtout d’euthanasier par piqûres les prisonnières les plus malades.

 


Ravensbrück...

Rosenthal, l’un des médecins SS, et son inséparable amie Gerda Quernheim, prisonnière sage-femme, nous font signe d’approcher. Une jeune juive est harnachée sur la table d’opération, les jambes écartées. Rosenthal fouille l’intimité de cette fille, il est en train de l’avorter de force. Elle hurle sa douleur, tente de se débattre malgré les sangles de cuir qui la retiennent, Quernheim la maintient. La prisonnière est animée d’une force surhumaine, la force du désespoir. Elle tourne sa tête vers nous, je croise son regard que je ne peux soutenir, j’ai envie de vomir, j’ai honte pour cet homme, ce docteur, honte de moi qui suis là à observer cette scène, comme hypnotisé. Je voudrais planter mes yeux ailleurs, je n’y arrive pas, je vois cette main qui la viole. Elle pousse un cri plus fort que les autres, son crâne retombe en arrière et frappe le grès du billard, Rosenthal, la dextre ensanglantée, lève triomphalement le fœtus qu’il a extrait de ses chairs. Il se dirige vers la chaudière, ouvre la porte du foyer et le jette dans le fourneau. Sans réfléchir, je vais vers lui, Hantz me retient par la veste, les yeux embués de larmes, il me fait signe que non, il ne faut pas, cela ne servirait à rien. L’occipital de la prisonnière a claqué de nouveau sur la table, elle a perdu connaissance, la douleur et l’hémorragie abondante ont eu raison d’elle.

— Dégagez-moi ça, et nettoyez !

Rosenthal se lave les mains tout en discutant avec Quernheim, comme si de rien n’était, peu leur importe cette femme et son enfant. Dès que nous serons partis avec elle, elle n’existera plus.

Nous ramenons la jeune déportée à son baraquement, sans brancard. Je la tiens par les épaules, Hantz par les jambes, elle pisse le sang. Cette pauvre fille a fini par mourir d’une septicémie. Jamais elle n’a repris connaissance et, durant toute son agonie, elle est restée dans le coma. La dernière image qu’elle avait donc vue avant de décéder, c’est ce SS laissant tomber son bébé dans les flammes en riant. Elle a vu le visage du diable...

 


Ce jour-là, j’ai su que j’étais un lâche, un pleutre, un faible. Que j’étais aussi immonde que les tortionnaires de ce camp ! Je m’apprêtais à asséner mon poing sur le visage de Rosenthal, quitte à en mourir. Hantz eut juste à me retenir d’une main molle, à me jeter un regard de chien battu et cela suffit à mettre un frein à ma minuscule témérité. Je ne serai pas un héros.

De ce jour, je traînais un mal-être qui me collait à la peau. Je me rendais bien compte de toutes les horreurs, de la barbarie qui se déroulait à un mètre de moi parfois, j’avais compris que je n’avais pas le courage de m’y opposer, et que je ne l’aurais jamais. Cependant, je voulais faire quelque chose, j’avais trop honte de ne pas intervenir.

Le soir, assis en tailleur sur mon lit, je feuilletais mon cahier, je regardais l’évolution de mes dessins. Plus le temps passait, plus ils étaient empreints de violence, ils étaient devenus le reflet de la vie à Ravensbrück.

Au début, je m’étais promis qu’une fois qu’il serait rempli, je me débarrasserais de lui et essaierais d’en trouver un autre... À force d’observer les émotions que j’avais su transcrire de ces visages déformés par la souffrance, la peur qui se lisait dans leurs yeux, je ne pouvais me résoudre à détruire ces témoignages.

Oui, c’était un témoignage, mes croquis étaient les preuves des exactions commises en ce lieu maudit. Je pris la décision de les garder coûte que coûte. Il fallait que je les cache quelque part, juste pour les revoir lorsque la guerre serait finie, pour ne pas oublier. Les gens nous croiraient-ils quand nous leur raconterions tout ce qui s’était passé dans ce camp ?

Même nous, au départ, avions mis un certain temps à comprendre ce que nous vivions au jour le jour. Alors ceux qui n’avaient rien vu de leurs propres yeux, comment pourraient-ils accepter cette sinistre vérité ? C’est à cet instant que je pris la décision d’être celui qui apporterait ces témoignages au monde quand cette guerre serait finie. Je me fis le serment de rapporter la véracité des exactions horribles de ce camp. Et des exactions, il y en avait toujours de nouvelles. L’imagination sadique des nazis était sans limites.

Un soir, au retour des travaux de la journée, il y eut un début de bagarre entre deux filles du même block. Les gardiennes décidèrent de leur « accorder » une pause. Ce qu’elles appelaient la pause consistait à mettre les prisonnières debout au garde-à-vous devant le bâtiment. Malheur à celle qui osait bouger ! Elle prenait aussi sec un coup de schlague. Elle pouvait rester ainsi une heure, deux, voire toute la nuit, et ce, sans aucune nourriture ni boisson. Je m’étais posté non loin de cette scène tragique et je dessinais cette « punition », en m’appliquant à restituer les regards pleins de désarroi, de détresse ou bien simplement de résignation. Assis sur une marche, mon cahier sur les genoux, je dominais légèrement la scène, je relevais la tête pour la voir, puis me repenchais pour m’appliquer sur mon croquis.

Pour mon malheur, je ne vis ni n’entendis s’approcher l’Oberaufseherin Mandl, la chef de toutes les gardiennes, celle que l’on nommait « la bête féroce ». Tout le monde la craignait, l’un des pires monstres que le camp ait connus. Cette femme faisait preuve d’un sadisme inimaginable. Outre le fouet, son plaisir favori était de faire mourir de faim les détenues, de faire durer leur agonie le plus longtemps possible et surtout d’y assister pour se repaître du spectacle.

Quand je me rendis compte de sa présence à mes côtés, je crus qu’il en était fini de moi, je ne bougeais plus, tétanisé, le crayon en suspension. Elle me donna l’ordre de continuer. J’obéis aussitôt, les doigts tremblants et la sueur au front.

À mon grand étonnement, lorsque je posai mon morceau de graphite et que je murmurai que mon dessin était terminé, elle me l’arracha des mains et l’observa attentivement. Elle me fit alors des compliments sur mon trait, mon style. Je l’écoutais, bouche ouverte, n’en croyant pas mes oreilles. Tout ce que je comprenais, c’est que je ne serais pas puni.

La mégalomanie de cette femme était telle qu’elle voulut que je dessine la vie de Ravensbrück, la vie de SON camp, comme on rédige des mémoires pour la postérité. Elle était fière de son travail et voulait en rendre compte au monde entier. Elle sollicita de rencontrer le Hauptsturmführer Max Koegel, commandant du camp qui approuva son idée. C’est ainsi que je fus promu illustrateur officiel de Ravensbrück.

J’en éprouvai tout d’abord de la joie...

Finis les appels interminables dans le froid et le vent. Finie la surveillance, je n’avais plus à jouer le rôle de « maton », forcer ma nature et ne manifester que de la méchanceté vis-à-vis des prisonnières et surtout je n’avais plus besoin de me dissimuler, je pouvais dessiner toute la journée...

Elle donna des ordres pour qu’on me fournisse en matériel. Fini le cahier aux pages jaunies que je roulais dans mon pantalon pour le cacher à la moindre alerte, fini le bout de fusain qui s’épuisait trop rapidement. On me remit une besace en cuir avec tout un stock de belles feuilles blanches et des mines de plomb sans compter. En plus, j’allais et venais à ma guise dans le camp pour œuvrer là où il me semblait bon.

Je ne savais pas si je devais avoir honte de ces privilèges, je me sentis mal à l’aise vis-à-vis des collègues, et encore plus des prisonnières. Dessiner sans me cacher était ce qui pouvait m’arriver de mieux. J’étais fier qu’on reconnaisse mon talent. Même si j’illustrais des horreurs, même si je croquais la mort, même si ce n’était pas ce dont j’avais rêvé comme carrière artistique, j’étais reconnu par des autorités, qui me paraissaient monstrueuses, par des gens instruits, des êtres bien supérieurs à moi qui débarquais de ma campagne. Je ne pouvais refuser une telle offre, c’était un cadeau du ciel. D’ailleurs avais-je le choix ?

 

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11/04/2019 220 pages 18,00 €
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