#Roman francophone

Zabor. ou Les psaumes

Kamel Daoud

Orphelin de mère, indésirable chez son père remarié, élevé par une tante célibataire et un grand-père mutique, Tabor n'avait rien d'un enfant comme les autres. Il a grandi à l'écart de son village aux portes du désert, dormant le jour, errant la nuit, solitaire trouvant refuge dans la compagnie des quelques romans d'une bibliothèque poussiéreuse qui ont offert un sens à son existence. Très tôt en effet, il s'est découvert un don : s'il écrit, il repousse la mort ; celui ou celle qu'il enferme dans les phrases de ses cahiers gagne du temps de vie. Ce soir, c'est un demi-frère haï qui vient frapper à sa porte : leur père est mourant et seul Zabor est en mesure, peut-être, de retarder la fatale échéance. Mais a-t-il des raisons de prolonger les jours d'un homme qui n'a pas su l'aimer ? Fable, parabole, confession vertigineuse, le deuxième roman de Kamel Daoud célèbre l'insolente nécessité de la fiction en confrontant les livres sacrés à la liberté de créer. Telle une Schéhérazade ultime et parfaite, Zabor échappe au vide en sauvant ses semblables par la puissance suprême de l'écriture, par l'iconoclaste vérité de l'imaginaire.

Par Kamel Daoud
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

À mon père Hamidou

Qui me légua son alphabet

Mort si dignement,

Qu’il vainquit sa mort.

 

 

Tu écris ce que tu vois et ce que tu écoutes avec de toutes petites lettres serrées, serrées comme des fourmis, et qui vont de ton cœur à ta droite d’honneur.

Les Arabes, eux, ont des lettres qui se couchent, se mettent à genoux et se dressent toutes droites, pareilles à des lances : c’est une écriture qui s’enroule et se déplie comme le mirage, qui est savante comme le temps et fière comme le combat.

Et leur écriture part de leur droite d’honneur pour arriver à leur gauche, parce que tout finit là : au cœur.

Notre écriture à nous, en Ahaggar, est une écriture de nomades parce qu’elle est toute en bâtons qui sont les jambes de tous les troupeaux. Jambes d’hommes, jambes de méhara, de zébus, de gazelles, tout ce qui parcourt le désert.

Et puis les croix disent si tu vas à droite ou à gauche, et les points, tu vois, il y a beaucoup de points. Ce sont les étoiles pour nous conduire la nuit, parce que nous, les Sahariens, nous ne connaissons que la route, la route qui a pour guide, tour à tour, le soleil puis les étoiles.

Et nous partons de notre cœur, et nous tournons autour de lui en cercles de plus en plus grands, pour enlacer les autres cœurs dans un cercle de vie, comme l’horizon autour de ton troupeau et de toi-même.

Dassine Oult Yemma,

musicienne et poétesse targuie

du début du xxe siècle.

 

 

I. Le corps

 

 

1

 

 

(Dehors, la lune est un chien qui hurle, tordu de douleur. La nuit est à son faîte obscur, imposant d’immenses espaces inconnus au petit village. Quelqu’un secoue violemment le loquet de la vieille porte et d’autres chiens répondent. Je ne sais pas quoi faire ni s’il faut s’arrêter. La respiration encombrée du vieux rapproche les angles et oppresse les lieux. Je tente une diversion mentale en regardant ailleurs. Sur les murs de la chambre, entre l’armoire et la photo de La Mecque, la vieille peinture écaillée dessine des continents. Des mers sèches et perforées. Des oueds secs vus du ciel. “Noun ! Et le calame et ce qu’ils écrivent”, dit le Livre sacré dans ma tête. Mais cela ne sert à rien. Le vieux n’a plus de corps, seulement un vêtement. Il va mourir parce qu’il n’a plus de pages à lire dans le cahier de sa vie.)

Écrire est la seule ruse efficace contre la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle ou l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire. Mais il fallait écrire toujours, sans cesse, à peine le temps de manger ou d’aller faire mes besoins, de mâcher correctement ou de gratter le dos de ma tante en traduisant très librement les dialogues de films étrangers ravivant le souvenir de vies qu’elle n’a jamais vécues. Pauvre femme, qui mérite à elle seule un livre qui la rendrait centenaire.

À strictement parler, je ne devais plus jamais lever la tête, mais rester là, courbé et appliqué, renfermé comme un martyr sur mes raisons profondes, gribouillant comme un épileptique et grognant contre l’indiscipline des mots et leur tendance à se multiplier. Une question de vie et de mort, de beaucoup de morts, à vrai dire, et de toute la vie. Tous, vieux et enfants, liés à la vitesse de mon écriture, au crissement de ma calligraphie sur le papier et à cette précision vitale que je devais affiner en trouvant le mot exact, la nuance qui sauve de l’abîme ou le synonyme capable de repousser la fin du monde. Une folie. Beaucoup de cahiers qu’il fallait noircir. Pages blanches, 120 ou plus, de préférence sans lignes, avec protège-cahier, strictes comme des pierres mais attentives et avec une texture grasse et tiède pour ne pas irriter la surface latérale de la paume de ma main.

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16/08/2017 336 pages 21,00 €
Scannez le code barre 9782330081737
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