#Roman francophone

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Laurent Mauvignier

Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu'à aujourd'hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter. Elle a ce projet fou de partir plusieurs mois avec lui à cheval dans les montagnes du Kirghizistan, afin de sauver ce fils qu'elle perd chaque jour davantage, et pour retrouver, peut-être, le fil de sa propre histoire.

Par Laurent Mauvignier
Chez Les Editions de Minuit

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Genre

Littérature française

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I

 

 

Décider

 

 

1

 

 

La veille, Samuel et Sibylle se sont endormis avec les images des chevaux disparaissant sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montagnes, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes.

Et puis au réveil, lorsque Sibylle sort de sa tente, une poignée d’hommes se tient debout et la regarde.

Il lui faut trois secondes pour les compter, ils sont huit, et une seconde de plus pour constater que les deux chevaux sont encore à quelques mètres, là où on les avait laissés hier soir. Samuel se lève à son tour, il ne comprend pas tout de suite. Il regarde sa mère et, à l’agressivité qu’il reconnaît dans la voix des Kirghizes quand ils se mettent à parler, à questionner en russe, et surtout parce qu’à sa façon de répondre il voit que sa mère a peur, il se dit que la journée commence mal.

Sibylle parle russe, c’est l’avantage d’avoir eu des grands-parents qui ont fui l’Union soviétique. Mais c’est comme si elle n’entendait rien de ce que lui dit l’un des types. Elle fixe un instant ses yeux bleus, son visage fermé, les autres avec leurs têtes noircies par le soleil et le travail – mais qu’est-ce que c’est leur travail ? Sibylle sait qu’au Kirghizistan, voleur de chevaux est un travail qui a une tradition et une noblesse. Alors, pour l’instant, elle ne répond pas, ou seulement en posant d’autres questions, et les autres ignorent si c’est seulement sa voix et son accent qui déforment les mots qu’elle dit, ou si c’est bien la peur, l’émotion, le danger qu’elle ressent. Pendant ce temps, Samuel s’est levé, il a empaqueté ses affaires. Il démonte sa toile de tente et lance des coups d’œil à sa mère. On regarde les chevaux qui broutent de la luzerne un peu plus loin, en se disant qu’il faudra se rapprocher. Mais pour l’instant c’est le cercle des huit hommes qui se referme, se rétrécissant, se précisant comme les questions qui fusent, d’où venez-vous comme ça ? Pourquoi vous venez dans ce pays où il n’y a rien à faire ? Pourquoi vous avez envie de marcher si haut dans les montagnes ? Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi vous venez et pourquoi une femme se promène seule avec un garçon si jeune ? Vous n’avez pas de mari ? Il n’y a pas d’homme avec vous, non ? Et vos chevaux, ils ont l’air robuste, vous les avez achetés où ? À qui ? Loin ? Au marché à Osh ? À Bichkek ?

Sibylle et Samuel ne regardent pas le type pendant qu’il lance ses questions. Elle continue de parler en rangeant ses affaires – des gestes précis qu’elle ne pensait pas avoir déjà acquis, elle pourrait faire le paquetage les yeux fermés. Elle continue de poser des questions pour ne pas répondre à celles dont le débit se fait de plus en plus pressant. On a défait et rangé les tentes, sellé les montures, Samuel détache les chevaux, les hommes ne disent plus rien, ils ricanent, observent. On décide de descendre et de rejoindre les paysans qui travaillent plus bas, d’aller vers les fermes, on se le dit en français – un instant le français devient comme un mur épais et puissant pour se protéger des autres, ceux-là qui maintenant parlent entre eux et se mettent à rire d’un rire mauvais et rageur.

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01/09/2016 240 pages 18,00 €
Scannez le code barre 9782707329837
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