#Roman francophone

L'avancée de la nuit

Jakuta Alikavazovic

"Mais à l'hôtel il en va autrement, l'hôtel est le lieu de leur intimité, celui où ils se regardent, où ils s'approchent, farouches et fiers, jusqu'à sentir rayonner la chaleur de l'autre, de sa peau, avant même de l'avoir touchée. Avant même de l'avoir vue, cette peau qui n'attend que la caresse." Paul, étudiant et gardien d'hôtel, est fasciné par Amélia, l'occupante de la chambre 313. Tout chez elle est un mystère, ses allées et venues comme les rumeurs qui l'entourent. Lorsque Amélia disparaît, Paul ignore qu'elle s'est rendue à Sarajevo, à la recherche de sa mère, d'un pan inconnu de son histoire - et de la nôtre : celle de la dernière guerre civile qui a déchiré l'Europe. Dans ce roman incandescent, Jakuta Alikavazovic évoque ce qui est perdu et ce qui peut encore être sauvé.

Par Jakuta Alikavazovic
Chez Editions de l'Olivier

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Genre

Littérature française

Paul se trouvait avec Sylvia quand il avait appris ce qu’il en était d’Amélia Dehr. Au lit avec Sylvia, qui sommeillait ou faisait mine de sommeiller, et les vagues lueurs de l’extérieur, des bateaux-mouches, les habillaient de lumière, passaient indifféremment sur leurs corps, sur les draps, au plafond. Il s’était dit qu’ils pourraient se fondre dans les lieux, dans le décor, et que c’était peut-être cela, le bonheur, ou ce qui s’en approchait le plus. Une vaste entreprise de camouflage, avait pensé Paul.

Ce fut un coup de téléphone, elle était entre la vie et la mort et l’issue, du point de vue de Paul, était certaine, Amélia Dehr n’étant pas du genre à échouer dans ses entreprises. Plutôt, ce suspens traduisait ou trahissait l’état de fragilité, de faiblesse dans lequel elle s’était trouvée, avait dû se trouver, non pour exécuter son geste mais pour le rater, avec une imprécision qui ne lui ressemblait pas. Une imprécision prouvant à Paul qu’au moment où elle était passée à l’acte, elle n’était déjà plus celle qu’elle était. Elle n’était déjà plus Amélia Dehr.

L’autre possibilité, l’autre interprétation – l’idée qu’en elle quelque chose s’accrochait à la vie, refusait de mourir ; que la vraie Amélia Dehr, celle qu’il avait connue, et aimée, et désirée, et détestée : que celle-là était engagée dans la lutte contre la mort ; que celle-là était celle qui perdait, qui perdait tout – cela était insupportable à Paul. Il préférait se dire que depuis longtemps celle qui allait mourir n’était plus celle qui avait vécu, qu’elle n’entretenait avec Amélia Dehr, feu Amélia Dehr, que ce rapport incertain qui unit la feuille à l’arbre dont elle a chu.

Elle s’était enfoncée dans la folie, pensait Paul, elle qui avait été à vingt ans une splendeur, à l’esprit vif, à l’imagination ardente, le genre qui allongée dans l’herbe paraissait le prolongement de l’herbe, et plus encore : son expression, sa tendresse – qui, allongée dans l’herbe, paraissait l’intelligence de l’herbe, son génie. La dernière fois qu’il l’avait vue, il avait été choqué de la trouver négligée, et pire que négligée, inattentive, et pire qu’inattentive, éteinte. Elle se sentait observée. Elle l’avait fait venir chez elle et lui avait demandé de descendre avec elle dans la cour, pour qu’il lui confirme, lui en qui elle avait toute confiance, que d’en bas on ne la voyait pas, à son bureau. Il avait mal compris. Il avait préféré mal comprendre, avait été tenté de prendre les choses à la légère, à la plaisanterie. Par tact, ou lâcheté. Ou par un tact qui était aussi une lâcheté. Tu devrais t’y mettre, en ce cas, ce serait plus facile, alors je pourrais te dire si on t’y voit. Ou pas. Elle l’avait contemplé d’un regard qui n’était pas aveugle, pas à proprement parler, mais qui ne le voyait pas. Qui voyait d’autres choses que lui. Qui regardait le creux de son cou, comme si c’était dans ce vide qu’il résidait. Et il s’était senti migrer, son esprit ou sa personnalité ou son âme ; il s’était senti se déporter, tenter de se déporter, vers cet endroit où il n’était pas, ne pouvait pas être, mais où était le regard d’Amélia Dehr. Voilà le genre de pouvoir qu’elle avait encore sur lui. Elle lui avait saisi la main et, en précipitation, avant que son amour-propre, qui était, pensait-il, tout ce qui lui restait de celle qu’elle avait été, et aimé être – avant que son amour-propre ne l’oblige à ravaler ses mots, elle avait lâché : Non, je voudrais que tu me dises si j’y suis en ce moment, il faut que tu me le dises, Paul, je t’en prie.

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24/08/2017 278 pages 19,00 €
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