À mes sœurs
Halfway down the stoop, Benjy called back :
— What if I don’t miss you ?
— You can call us, Jacob said. My phone will always be on, and I’ll never be more than a short drive away.
— I said what if I don’t miss you ?
— What ?
— Is that OK ?
Jonathan Safran Foer, Here I Am
PREMIER JOUR
(vendredi 22 - mercredi 27 mai 2015)
Ma mère est morte le 23 mai 2015. Sans crier gare. Elle n’était ni malade ni franchement âgée, mais ni une ni deux, elle fait un AVC, et meurt, nous prenant tous de court, pour un peu on en rirait, quelle bonne blague ! D’autant que le surlendemain, nous devions déjeuner ensemble, et depuis quand la mort tient-elle d’excuse pour se soustraire à un déjeuner avec sa fille ?
Lorsque nous étions enfants, puis adolescentes, mes sœurs et moi, inlassablement elle nous répétait qu’elle se suiciderait à soixante ans. Depuis notre jeunesse nous l’écoutions, sans protester, ça faisait tellement loin. Et puis nous la comprenions : quel intérêt de vivre à un âge si avancé ?
Mais enfin elle a fini par l’atteindre, cet âge, voilà une quinzaine d’années. À l’époque, elle venait d’acheter un appartement, sujet de brûlante passion chez elle, chaque objet, chaque meuble, chaque tableau, chaque couleur, chaque matériau comme une attestation d’incontestable goût, comme une preuve d’elle-même au-dessus de la mêlée. Du coup, plus question de mourir, et certainement pas avant d’achever son nouveau grand œuvre, 95 mètres carrés dans le dixième arrondissement de Paris, rendez-vous compte, le parquet peint en noir mat, des bibliothèques en chêne brut, des trésors de famille, des lampes d’architecte, des trouvailles de brocantes, tout ça passé au filtre de ses métamorphoses, un coup de peinture, un détournement de fonction, l’art du dépareillé, inventer avec du pauvre, de l’imagination, de l’habileté. Ce sanctuaire du style, ensuite, il fallait bien entendu le faire visiter, convier les amateurs, et tout le monde – les admirateurs tiennent lieu de témoins, ils s’extasient, racontent, retiennent, imitent. Maman est entourée d’apôtres. À tout âge, c’est une bonne raison de vivre. Reste qu’une promesse est une promesse, et à quelques mois de son soixantième anniversaire, elle fait tout de même semblant de mourir.
Je suis celle qu’elle appelle en premier. Géographiquement, nous sommes voisines. J’entends sa voix paniquée, enrayée de douleur, elle crie à l’aide, au soutien, à l’attention, nous voilà à l’hôpital, son corps défait, elle gémit et puis elle geint « c’est encore pire que d’accoucher, c’est encore pire que d’accoucher », et je n’ose pas lui prendre la main, une petite poignée de réconfort : même sur un brancard, au milieu d’un couloir, vulnérable, abandonnée, je ne crois pas qu’elle désarme. Maman reconnaît les jolies choses, pas la tendresse. Anne, ma sœur aînée, nous rejoint rapidement, le pragmatisme est toujours son premier choix, elle met de l’ordre, trouve la bonne personne, la bonne porte, la bonne blouse blanche, le brancard disparaît, et puis revient, elle ne l’a pas quittée. Et le verdict tombe : appendicite aiguë. Nous prévenons Émilie, la troisième sœur, la petite : « Pire que d’accoucher, c’est vraiment ce qu’elle a dit ?! » À l’hôpital, nous attendons des heures et parfois le regard accusateur de maman se pose sur nous. Elle pense que c’est notre faute, que nous ne faisons rien pour la sortir de là. Elle n’a pas tort. Nous ne pouvons rien pour elle. Peut-être même ne voulons-nous rien pour elle. Enfin là, je conjecture. Désolée. Je retire ce que je viens d’écrire.
Extraits
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