À mon frère Guillaume
Prologue
Il m’arrive souvent de me demander quelle fut sa dernière pensée ou quelle fut la dernière image qu’elle vit. Avant que son cœur cesse définitivement de battre. Avant que son cerveau, brutalement privé d’oxygène, s’abandonne à une explosion anarchique de fréquences cérébrales qui vous ôte tout libre arbitre et toute conscience réelle du monde.
J’ai lu un jour dans une revue que les scientifiques avaient un temps été persuadés que l’œil humain, pareil à un film sensible, gardait l’empreinte de la scène ayant précédé la mort. On avait cru que l’on pourrait ainsi résoudre des affaires criminelles. Lors de l’autopsie des victimes, le globe oculaire était découpé, nettoyé, puis placé devant un projecteur. Lorsqu’on pouvait voir au travers, on le photographiait dans l’espoir de découvrir sur le cliché le visage de l’assassin. Cette technique avait même reçu un nom : l’optogramme. Bien qu’absurde, elle portait en elle l’idée réconfortante que la science serait un jour capable de fournir des preuves irréfutables et de délester l’homme de sa responsabilité de juger ses semblables, de décider qui est coupable et qui ne l’est pas.
Peut-être en définitive n’y eut-il ni dernière pensée ni dernière image. Peut-être que son cerveau et son corps, tout entiers envahis par une panique indicible, étaient trop occupés à lutter – coups de poing, coups de pied, hurlements, ongles cherchant à arracher la peau de son assaillant –, à s’attacher au mince espoir que quelqu’un ou quelque chose viendrait mettre un terme à son cauchemar.
Il m’arrive aussi souvent de me dire que personne ne connaîtra jamais la vérité, que les événements qui se déroulèrent aux alentours de minuit le samedi 21 août 2004 sur les rives du lac Michigan resteront à jamais perdus, enfouis, comme quelque trésor caché dans la chambre secrète d’une pyramide. La vérité… Pas celle des hommes ou des tribunaux qui, s’appuyant sur un faisceau de preuves et arguant du sacro-saint « doute raisonnable », s’arrogent le droit de récrire l’histoire à leur convenance. Je parle de la vérité nue, sans artifices : le simple enchaînement des faits, qui ne laisse pas de place à l’interprétation, qui ne demande aucun point de vue particulier.
Je ne crois malheureusement pas qu’un seul d’entre nous soit capable d’une telle objectivité. Car nos vies ne se résument pas à un enchaînement de faits. Elles ne sont constituées que de regards et de jugements que nous portons sur les autres et sur le monde.
Chacun conserve en lui sa version de l’histoire. Voici la mienne : celle du dernier été que je passai à Black Oak, petite ville du Wisconsin où j’ai grandi, et que je ne cesse de revivre, presque quotidiennement, depuis plus de dix ans.
PREMIÈRE PARTIE
Le retour
Le passé est un jouet cassé que chacun répare comme il l’entend.
Rodrigo Fresán, La Part inventée
Extraits
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