Peut-on, au même moment scénariser le pire et le meilleur ? Poser la question, on s'en doute, c'est déjà y répondre. Car on n'aurait pas l'idée de s'interroger si on n'était précisément confronté à ce cas de figure. Les éditions Dupuis viennent de publier deux albums très différents tous deux scénarisés par Vincent Bernière. L'un est très bon, l'autre très décevant.
L'homme n'est pas un inconnu. Il avait déjà raconté dans un roman autobiographique appelé joliment appelé « Shoot Again » ses aventures dans les années 80 avec la drogue, le rock et la new-wave, publié par les éphémères éditions du Panama. Il est aussi à la tête de deux collections aux Editions Delcourt, l'une, Erotix, qui publie la BD érotique et l'autre, Outsider, qui traduit les classiques de la BD indépendante américaine. Mais on n'avait pas encore pu lire de BD imaginée par cet auteur.
Fidèle à son parti-pris proche de l'autofiction, dans les deux titres, Bernière prend pour personnage principal un toxicomane qui tente de s'en sortir. On sait que l'auteur est passé par là, il est sevré depuis 1994 et fait de cette expérience la matière même de son imaginaire depuis qu'il publie.
Deux albums
A retrouver dans notre librairie
avec Decitre
Je ne m'étendrai pas sur « les Stupéfiantes aventures de Viny K. » dessinées par Erwann Terrier, car l'album rate à peu près tout ce qu'il entreprend. Oscillant entre la fiction et l'autobiographie, l'invention d'un héros reporter et celle d'un looser anti-héros, l'histoire qui part d'Europe pour pister un gourou serial baiseur au fond de l'Inde n'est ni crédible ni délirante, on ne s'inquiète pas pour les personnages et l'on se demande où tout cela va s'embourber à la fin. Oublions-la vite et venons-en à ce qui mérite toute l'attention.
« Le château des ruisseaux », dans la collection Aire Libre chez Dupuis, est une belle réussite. Collant au plus près à une étape du parcours de Bernière, l'album raconte l'arrivée dans un centre de désintoxication de Jean et Marie. La démarche du lieu est aux antipodes de ce qu'ils connaissent au quotidien : dans ce château, on ne prend rien, ni substances illicites ni médicaments. On se soigne en groupe, en parlant, en échangeant, en se baladant à l'intérieur du parc.
On rencontre les anciens, on accueille les nouveaux et on cherche à se défaire, petit à petit de ses vieilles habitudes ou de ses démons intérieurs. Les interdits sont nombreux : ni films ni télé, ni alcool ni histoires d'amour. On comprend qu'avec un régime pareil, le temps a bien du mal à passer. Mais si on parvient à tenir le coup deux mois avec ces contraintes, on résistera sans doute mieux aux tentations une fois sorti du château.
Dessiné caméra à l'épaule
Le château des ruisseaux
dans notre librairie
Proche du documentaire, le récit prend le lecteur par la main et le guide dans cet univers clos et apaisant, il l'invite lui aussi à rencontrer les habitants des lieux, à se prendre d'affection pour eux, à redouter qu'ils ne rechutent ou que pire encore ne leur arrive. Il met en lumière les petits détails qui permettent à une personne de s'en sortir ou de rechuter. Il porte l'attention non pas sur les produits mais sur les faiblesses de ceux qui les consomment et les dynamiques qui les aident.
Le récit est soutenu par le trait hyper réaliste de Frédéric Poincelet, aussi précis dans le rendu des attitudes que dans celui des visages. Réalisés à partir de modèles réels qui ont posé pour les différentes scènes, les dessins soulignent l'aspect documentaire et vraisemblable de cette histoire.
L'album suit le discours intérieur de Jean mais se permet des scènes dialoguées et des plongées dans le journal intime du narrateur. Les dessins sans cases, les bulles en couleur, la mise en page très libre où les corps occupent toute la place montrent bien que l'enjeu essentiel de cette cure est dans les relations humaines. Relations avec les autres et relation à soi-même.
Une belle leçon, qu'on parcourt avec beaucoup d'émotion.