Un vieil homme seul attend la mort. Parfois il se raconte, parfois c'est un narrateur extérieur qui mène le récit. Cet homme n'a pas de nom. Il est sans doute un homme ordinaire, anonyme, sans destinée particulière puisque condamné à mourir, de toutes façons. Le quotidien qu'il raconte (« 22 décembre, l'année n'a aucune importance ») ou qui est raconté n'impressionne pas, semble figé, presque ritualisé. Un non-événement. A travers ces lignes, un grand silence, de l'ennui, comme si finalement rien ne se passait plus désormais dans cette vie, presque déjà « morte ». Si le sifflement de la bouilloire sur la gazinière ne rythmait pas les instants qui passent, comme un souffle (voire un râle) respiratoire, on pourrait croire que cet homme est déjà mort.
Veuf depuis longtemps, son existence a perdu sens et il ne la mène plus que pour mieux parvenir à son échéance et s'en libérer. « Plus il vieillit, plus il s'accroche à la vie, même s'il ne fait rien pour prolonger la sienne. » Sans distractions désormais, il est dans un état d'inaction, où les mouvements deviennent rares et minimalistes. Chaque geste est lent, mesuré, presque sans effet. Il a déjà cessé de vivre sans pour autant être encore mort, comme enfermé dans un sas, contraint par une mémoire et une lucidité qui défaillent et un corps délesté de toute force musculaire ; prêt à lâcher prise pour disparaître. Et c'est ce cette mise en œuvre du processus de destruction, cet état intermédiaire que l'on nomme « déchéance » qui forment l'ensemble de ce récit âpre, violent, impitoyable mais extrêmement réaliste. « Les gens fouinent dans les plis de la maladie et de la déchéance. Il y a quelque chose qui les attire, une puanteur, odeurs de sueur, de pied, haleine fétide, odeur d'urine, ce qui nous attend : la vieillesse. »
En attendant la mort, le vieil homme se souvient, lorsque sa mémoire fonctionne, et évoque des souvenirs imprécis sur son épouse, sa déchéance rapide et le deuil qui suivit (la mort est rarement digne), sur sa relation particulière aux femmes, sur son voisin, son travail, ses enfants. De vagues réminiscences parfois si confuses qu'on ne sait plus exactement si le vieillard rêve. Entre veille et sommeil, ne sachant plus s'il fait jour ou si c'est la nuit, il se raconte, la raison troublée, sans cohérence véritable si ce n'est qu'en égrenant son passé, il se rapproche de sa mort et cela le contente et l'apaise.
Pétri de solitude, il a perdu l'habitude de parler et sa voix chevrote et s'éraille à force de ne plus servir. Car vieillir c'est aussi souffrir d'être de plus en plus seul et cela est parfois bien plus redoutable que la mort. Finalement, il n'a pas peur de mourir, s'en amuse même, avec provocation et crudité, comme pour déstabiliser le lecteur car selon lui, la solitude, souvent renforcée par la tristesse et la mélancolie, la douleur et l'angoisse rend bien plus malade et c'est une véritable injustice que de devoir survivre à celui qu'on aime et que de devoir supporter son souvenir le temps qu'il reste à vivre. « Ce qui l'envahissait n'était pas la dépression, mais cette malédiction afférente à la vieillesse ; ce n'était ni la nostalgie, ni les regrets, mais simplement la mélancolie sous sa forme la plus pure […] Cette forme se déversait sur lui pour l'inonder. »
Entre poésie et philosophie, grâce une écriture resserrée, une précision des mots, un sens épuré de la description, Gudbergur Bergsson délivre une vision de la vieillesse, certes expurgée de tout sentimentalisme mais imprégnée d'une émotion profonde, très belle qui n'est pas sans rappeler le film de Mikael Haneke, « Amour ». « Nous devînmes dépendants l'un de l'autre. Je savais que je ne me débarrasserais d'elle qu'à ma mort ou à la sienne. Après avoir compris que c'est dans le malheur qu'on est le plus unis. »