écrivains qui placent la littérature au-dessus de tout, de l'existence, sans le souci de plaire, ou des effets secondaires, que les écrits inspirent dans le quotidien. Il est de ces auteurs qui décapent l'émotion, la cisaille, pour parvenir à son essence, et au plus près de la connaissance. Il doit y avoir une raison à tout. Adepte des romans autobiographiques (Entre autres : De la supériorité des femmes, Quand j'étais nietzschéen, L'Orfelin), il travaille sa vie, comme un matériau noble, et riche, comme une matière en perpétuelle évolution, qu'il faudrait parvenir à capter, à cultiver, pour toujours mieux la comprendre et ainsi l'aimer.
Voici qu'avec Voyage au centre de Paris, Alexandre Lacroix nous offre à lire son texte le plus attachant peut-être. Plus les pages se tournent, plus Alexandre Lacroix se découvre. Il y assume le « je », et le « tu » destiné à la femme aimée, qu'il retrouvera sûrement, à la fin de son trajet, et y est omniprésent, Paris, étant pour lui la matrice, la source miraculeuse et omnipotente, le lieu où s'ancre à jamais et pour toujours l'imaginaire d'un individu, le concret d'une histoire, où se dessinent les motifs qui de façon récurrente peupleront ses pensées et rêveries. Le parcours historique et littéraire devient vite une odyssée. En filigrane, derrière ces lignes érudites, se cache une question simple, solide, actuelle, et presque désormais évidente, depuis qu'on l'a lue ; depuis que l'on sait que Paris à travers ses charmes réunit « le conscient et l'inconscient, l'ordre et le désordre, le calme et le chaos », et « noie ainsi l'être aimé dans la pluralité des options et la nervosité universelle » : « Comment construire une union puissante, un amour transcendant, et irréductible dans un tel contexte ? »
Tous les chapitres sont imprégnés d'intenses sensations venues de l'histoire de la ville, à la charnière des siècles, littérature, sciences sociales, peinture, architecture, poésie, utopie, c'est un Paris personnel, nostalgique, prophétique, déclinant, condamné ou éblouissant, émotions éthérées ou souvenirs très concrets, heures entières passées dans l'immobilité et la solitude à écouter les signaux de la ville, dans les rues grouillantes, dans les catacombes ou sur les toits. Car Alexandre Lacroix a tout vu. Ou a tenté de tout saisir. Paris sous terre, Paris sur les toits, comme le peint Nicolas de Staël dans ses tableaux Les Toits et Les Toits de Paris, tableaux fascinants pour l'auteur, grâce auxquels le peintre a enfin pu trouver sa voie, a réalisé sa mue, à 38 ans, dans son trait saisissant.
Qu'on ne s'étonne pas que l'imaginaire d'une ville chavire la chronologie et s'amuse à confronter les anecdotes et les époques pour nous accomplir, nous, habitants de Paris, du XXIe siècle. Ville où nous subissons, parfois, encore « le cafard parisien » si bien expliqué ici, car Paris a la pensée pour excès, le bien-être physique est en retrait, contrairement à la Méditerranée. Ici, nous pouvons passer nos heures à méditer dans notre appartement sous les toits. Camus, déjà, le soulignait : « Le corps ici n'a plus de prestige. Il est couvert, caché sous des peaux informes. Il n'y a que l'âme, l'âme avec tous ses débordements, ses ivrogneries, ses intempérances d'émotion pleurarde et le reste ».
Ce cafard n'est pas, pour autant, pathologique. Il est là, en toile de fond, avec ou sans impact sur le déroulement du quotidien. Alexandre Lacroix explique alors aussi comment s'est formée son éducation sentimentale, au contact des auteurs surréalistes. Dans les pages de l'Amour fou, Breton vante la magie de la rencontre, dans laquelle il voit un hasard objectif et une coïncidence astrologique. La femme aimée apparaît comme une comète. C'est ainsi que nous ne passerons plus jamais de la même façon Rue Gît-le-Cœur, comme Alexandre Lacroix, et comme André Breton. Pourquoi ? Il n'y a plus qu'à se rendre page 143.
Beaucoup ont tenté de dépeindre cette ville, Walter Benjamin, Maxime Du Camp, non sans peine, et il serait difficile, comme le souligne l'auteur, de vouloir l'exhaustivité. Il n'est pas question de la tour Eiffel dont Apollinaire fera un calligramme, ni d'entendre les échos lointains de la rue assourdissante hurler autour de Baudelaire. C'est un trajet choisi et assumé par l'auteur, on retrouvera à la fin le petit itinéraire dessiné à la main. Alexandre Lacroix excelle à faire dialoguer les apparences et la réalité, l'universel et l'individuel, l'historique et l'esthétique. On traversa le Paris bouleversé par le baron Haussmann qui a modifié la physionomie de la ville, creusé des artères, élagué les quartiers glauques. On s'immiscera dans certains passages fermés. On comprendra aussi cette curieuse bouche de métro du Palais Royal.
Ceci n'est pas le livre d'un flâneur au pied léger, humant l'air de Paris en faisant claquer son talon sur le pavé. Le bruit qu'on entend dans Voyage au centre de Paris est plutôt celui de l'amour d'une ville, l'amour des rencontres ; celles personnelles sont évoquées, le monde qu'on y croise, à un comptoir, dans les rues du quartier Latin ; ses héros, des gens de peu, des révoltés. Engageons-nous dans les méandres du Paris de toutes les époques, mais surtout de la nôtre, de ces rues conquêtes aujourd'hui des touristes et des agences immobilières, mais repères éternels de notre propre Histoire. Aujourd'hui, décrire Paris n'est qu'affaire de sensations personnelles, d'un chemin à emprunter, « L'ensemble n'est qu'un assemblage de fragments, nous avons besoin de coudre des observations contingentes pour progresser vers un Tout que nous savons inatteignable. (…) la flânerie a pris des proportions cosmiques, le local est la voie d'accès au global de la même façon que l'instant ouvre sur l'éternité. Je ne peux pas te faire découvrir Paris autrement que comme une enfilade de rues choisies au hasard. Pourquoi ? Pour parler vrai, nous avons besoin de nous référer à une fraction d'existence, à une sensation isolée. »
Alors, la curiosité d'Alexandre Lacroix l'amènera dans un backroom parisien. Cette influence de l'urbanisme sur la sensibilité humaine serait un sujet à soulever, permettant sûrement de répondre à notre question première. Au Dépôt, il réalisera que, même si parfois, l'envie d'une relation où seules les pulsions fulgurantes priment, sans promesses, si l'on va jusqu'au bout d'une telle logique, on arrive à une impasse. « On réalise qu'on ne peut pas se débarrasser complètement du langage et du symbolique pour régresser au niveau de l'instinct sexuel, sans perdre sa liberté, sans être aliéné ». Dehors, « Les formes extérieures de la ville, ses surfaces claires (…) cela, oui, c'était une victoire de la vie et non un abandon au néant. (…)Cette nuit-là j'ai compris que l'amour est d'une force supérieure à la sexualité, quoi qu'en disent les insensés ».
Malgré la beauté que nous offre Paris, et dans le chemin que nous propose Alexandre Lacroix, on réalise qu'il est difficile de se construire, de trouver une place, quand tout est possible, quand un mécanisme historique, technique, et social est en marche. Il faut se protéger, contre une civilisation, pour constituer une vie indépendante. Pour parvenir à l'autonomie face à tous les stimuli de Paris. Il faut être attentif pour ne pas être écrasé, pour ne pas être simplement une balise dans le foisonnement de la ville.
Dans cette lettre d'amour, universelle et personnelle, que nous livre - avec précision et perfection - Alexandre Lacroix, on comprendra que cette imbrication constante entre la réalité de Paris et les représentations multiples qui en sont produites, personne ne peut vraiment l'élucider, à part, peut-être, nous-mêmes.