Vous pensez que le Poète a une vie à raconter ? À en croire Cioran, ce Roumain exilé dans la langue française dont il devient le plus grand styliste, il parait que non. La vie « heureuse » du Poète est un non-sens existentiel et logique. Si Cioran reprend avec joie (!) les propos de Valéry - « Les optimistes écrivent mal » - c’est pour décréter que la vie de Mihai Eminescu (1850-1889), le poète monumental des Roumains et dernier romantique de l’Europe, était vouée d’emblée à l’échec, tant la qualité du souffle poétique est déterminée par « la qualité de résistance que la vie oppose à la soif de vivre.» Nourri de Schopenhauer et de bouddhisme, Eminescu était, certes, un pessimiste, de la fibre d’un Leopardi, mais l’affirmer c’est produire une tautologie, semble nous dire Cioran, l’inégalable aristocrate du doute qui ne doute pas que les poètes, les grands, n’ont pas de vie à raconter : « Ce sont les médiocres qui ont une vie. Et si on a inventé les biographies des poètes, c’est pour suppléer la vie inutile qu’ils n’ont pas eue. »
De toutes les vies inutiles que Mihai Eminescu n’a pas eues – pendant sa malheureuse existence de 39 ans ou pendant sa flamboyante postérité de 125 ans – tire un roman époustouflant sur les ramifications d’une légende littéraire qui n’en finit pas de bouturer. Un mythe inénarrable, donc, ce Eminescu, poète à nombreux manuscrits et un seul volume, homme à quelques idylles et un seul amour, auréolé d’une fin tragique, dans un asile de fous. Eminescu est l’obsession de toute une nation, dont les différents régimes politiques ont confisqué la pensée à tour de rôle, pour légitimer soit l’extrême droite des années 1930, soit le pouvoir stalinien des années 1960, soit le nationalisme patriotique de Ceausescu des années 1970. Une légende à millefeuille que Florina Ilis, jeune écrivain né en 1968, s’est employée à déployer en éventail et à déconstruire dans un opus de 664 pages, traduit magistralement par Esprit jubilatoire et plume mature, Florina Ilis a déjà connu le succès de critique et de public en France avec son précédent livre, La Croisade des enfants (Syrtes, 2010), satire sociale couronnée par le Prix Courrier international du meilleur roman étranger.
La grande audace créatrice des Vies parallèles (Syrtes, 2015) consiste à télescoper les époques. Certes, Florina Ilis se plait à fondre des éléments biographiques et des épisodes imaginés de la vie du poète Eminescu dans une écriture baroque, très jouissive, qui emprunte simultanément ses tournures à l’enquête et au « docudrame », à l’essai et à la fiction, aux didascalies du théâtre et aux notes informatives de la police répressive. Florina Ilis multiplie sans cesse les perspectives, elle entrecroise « les sources » qui racontent Eminescu mais la puissance de son « œil de cyclope » à double vue réside dans la capacité de laisser les époques se transvaser, en dépit de tout anachronisme qui ne fait que mieux restituer la portée du mythe.
Il n’est rien de plus naturel, dans l’art romanesque, que de donner à voir, par exemple, la capitale viennoise des années 1870, où Eminescu, étudiant en philosophie, « ne fréquentait que les cours qui stimulaient sa phénoménale intelligence »,« empruntait des livres à la cour de la bibliothèque impériale, et s’enfermait chez lui pour les lire», en préparant du café turc et en prisant du « tabac qu’il se procurait à crédit ». Il n’est rien de plus croustillant que d’évoquer la ville roumaine de Iasi, où la poétesse Veronica, la muse blonde du poète, recevait chez elle le dramaturge Caragiale – « le diable en personne », un « démon de l’intelligence, pas un homme !» - rival à vie, en amour et en politique, d’Eminescu. Mais rien de plus audacieux également que de mettre en scène un colocataire qu’Eminescu aurait eu pendant son séjour à la clinique psychiatrique de Vienne : ancien archiviste, Filipescu prend sans cesse des notes, enregistre tout - délires et exposés philosophiques du poète - en brave informateur de la Sécuritaté, milice répressive née un siècle plus tard mais qui surveille Eminescu de son vivant ! Personnage ubuesque, l’informateur Filipescu se pavane de sa tâche patriotique et la satire n’en est que plus savoureuse : « Quand je me suis occupé de l’archivage des dossiers, que croyez-vous ? Parmi les éléments réactionnaires, exploiteurs, membres des partis historiques, légionnaires, saboteurs, fractionnistes et autres avortons qui ont ruiné notre pays, je tombe sur un dossier intitulé « Poète national ». Le Poète national. Cela vous dit quelque chose, monsieur Eminescu ? Non ! C’était un dossier diablement volumineux, mais dans un désordre total. Il renfermait des informations assez intéressantes et, par endroits, contradictoires. Tantôt les opinions du Poète National (je me réfère aux opinions politiques dans ses articles) étaient démocratiques (de gauche), tantôt nationales (de droite), au point que personne ne comprenait goutte. En poésie, il était tantôt génial et insurpassable, tantôt il n’était qu’un versificateur quelconque, ni parfait ni capable de mener une poésie jusqu’au bout. »
Avec quelques éditions en français des poésies depuis longtemps épuisées et malgré une fleur rare toute récente, l’édition bilingue « Poésies/Poezii », due au traducteur Jean-Louis Courriol (Non Lieu, 2015), Mihai Eminescu ne dit presque rien aux Français. Cependant le roman de Florina Ilis peut être lu sans connaître la poésie, pense à juste titre la traductrice des Vies Parallèles, Marily le Nir : « Sa structure, les divers thèmes qu’il aborde de façon si originale, lui donnent un caractère universel: incompréhension de l’artiste, persécution, surveillance, critique implicite de toutes les polices politiques de tous les temps, critique des manipulations de la Securitate même dans le domaine culturel…. » D’aucuns vont goûter la romance « de la plus belle des nuits » que la poétesse Veronica Micle et le poète Mihai Eminescu auraient vécue dans leur vie si fulgurante, bénie pourtant par une courte époque de félicité mélancolique : « avant ce n’était que folie et enfantillage, tout ce qui suivra ne sera que dégoût et fatigue. » Roméo et Juliette du XIXe siècle, Mihai et Veronica meurent tous les deux en 1989, à distance de quelques jours, bien avant d’atteindre, chacun, la quarantaine. D’autres lecteurs se plairont à être transportés dans le bouillonnement du XIXe siècle européen où un poète inconnu « avec son esprit génial, anticipait d’un siècle la théorie dans laquelle les particules sont décrites comme des ondes sur cordes (une toile d’araignée de fils), connue aujourd’hui sous le nom des supercordes ». Et nombreux seront les lecteurs qui vont savourer l’ironie lumineuse de Florina Ilis qui baigne tendrement chaque phrase, comme un soleil tiède, afin de nous rappeler que « le monde est théâtre » et « la vie est rêve ».
L’imaginaire de chacun est bien servi, on a largement le choix: l'amant, le lunatique, le journaliste, le toqué, le philosophe, le traqué, le poète, le conspué, le réactionnaire, le divinisé montent sur la scène de deux siècles et fomentent le mythe Eminescu. Cioran aurait sans doute aimé les vies parallèles du Poète - intraduisible et que les Roumains ne méritaient d’ailleurs pas – génie forcément sans vie à raconter. Oublier la nôtre et se laisser couler dans les mille et une vies de notre idole revient à palier la soif du vivre qui nous fait défaut.
En outre, après 125 ans de postérité littéraire, le poète lui-même aurait pu s'enorgueillir de sa prophétie autoréalisatrice:
"Quant à ma vie, je crois qu'elle coule légère,
Lentement racontée d'une voix étrangère
Comme si ce n'était pas toute mon existence
Qui raconte par cœur mon histoire si dense
Que j'y tends mon oreille et ris en écoutant,
Comme d'un autre mal?...Serais-je mort pourtant?"
Remis à plat et relancé par le livre de Florina Ilis, le mythe Eminescu est bien vivant. Et avec lui, nous aussi.