Ce n'est pas tous les jours qu'on découvre un nouveau héros de BD tout public qui a l'étoffe des plus grands. Rien n'est plus difficile, en effet, que d'inventer un personnage marquant, suffisamment riche et intrigant pour que la lecture soit compulsive, mais suffisamment malléable et indéterminé aussi pour permettre aux lecteurs de tous âges de s'identifier à lui et de se projeter dans les péripéties.
Dans les trois premiers tomes, édités initialement par Milan et aujourd'hui repris par Dupuis qui reprend la publication de la série, Esteban, le jeune indien de douze ans était parvenu à se faire enrôler comme harponneur à bord d'un baleinier. Il est utile de préciser, sans doute, que l'histoire se passe entre l'Antarctique et le Cap Horn, tout au début du XXe siècle. Une série de déroutes successives ont amené l'équipage à finir sa course dans un bagne sous haute surveillance, dans le grand froid, sur la côte de la Terre de Feu.
Du capitaine au dernier matelot, tous sont enfermés dans un camp de travail, où les surveillants ne se privent pas de les malmener. Esteban, resté libre, va alors se faire engager comme gardien pour tenter de faire évader ses compagnons d'équipage. Le gamin va devoir jouer tout en finesse et en discrétion, manipuler les adultes et les détromper, pour atteindre son objectif irréalisable. Son principal atout : son âge. Les adultes se méfient moins d'un adolescent qui leur semble candide et nigaud. Esteban va leur prouver que les naïfs ne sont pas toujours ceux qu'on croit.
Un dessinateur et un scénariste prodigieux
Disons-le sans détour, Mathieu Bonhomme, dans ce quatrième tome (qui peut se lire sans avoir pris connaissance du reste de la série, c'est bon à savoir), accomplit des prouesses. Non seulement il signe un scénario haletant et subtil, où chaque personnage secondaire a ses faiblesses et ses zones d'ombre, mais il lui offre une mise en images époustouflante, aussi bien d'un point de vue graphique que rythmique.
La prison est un univers clos, cela va de soi, Bonhomme en profite pour détailler les rouages et les rapports de force dans ce monde miniature où chacun connaît les travers de l'autre et en tire une forme de pouvoir. Esteban, sous ses airs d'ingénu, va apprendre à tirer parti à son tour des manies et faiblesses de chacun pour bouleverser l'équilibre du bagne et mettre le feu aux poudres.
Le climat glacial et la rigueur du monde carcéral offrent au dessinateur l'opportunité de dépouiller au maximum ses décors, soulignant la géométrie des murs et des grillages, des baraquements et des miradors. Ce dénuement permet alors de mettre l'accent sur les visages et les attitudes des protagonistes. Le trait de ligne claire de Mathieu Bonhomme, très personnel, est aujourd'hui si bien rodé qu'il semble porter la même grâce que les plus grands maîtres de la BD franco-belge. Je n'hésiterais pas à le ranger aux côtés d'Hergé, de Peyo et de Franquin pour la limpidité du dessin. Sous son crayon, tout semble naturel, comme si l'auteur avait pu se contenter de poser sa table à dessin devant les scènes pour les transposer en cases et en bulles.
Mais on ne s'y trompe pas, si le résultat semble couler de source c'est que le travail de mise en place, de cadrage et de succession de plans est parfaitement maîtrisé. La mise en scène de cet album est d'ailleurs très cinématographique, laissant la première place aux comédiens. Petit détail intéressant, Bonhomme a choisi de raconter toute son histoire sur le registre sérieux, sans recourir aux traditionnels gags bon enfant qui ponctuent les séries tout public.
Au contraire, ce sont plutôt des scènes de tension et de malaise qui balisent le récit. Ce choix audacieux renforce encore la tension qui règne d'un bout à l'autre de l'album et le destin dramatique du jeune héros, ultime espoir pour sauver l'équipage du Leviathan.
Retard à rattraper
Le résultat de ce quatrième volet est aussi beau que palpitant : de la toute grande BD d'aventure, qui coupe le souffle. Il ne reste plus qu'une urgence, mettre la main sur les trois premiers volumes et les dévorer au plus vite. Et si vous voulez voir tout ça sans quitter votre écran, voici une bande-annonce qui présente la série.