Lorsque l'écrivain américain vient en France promouvoir son nouveau roman, il effectue une véritable tournée hexagonale à la rencontre de ses lecteurs. Ce voyageur insatiable s'est arrêté à Rennes à la librairie Le Failler ; l'occasion pour de lui poser quelques questions.
Affable et drôle, sans concession pour les Etats-Unis, désespérément lucide et un brin provocateur, il livre ici sa vision d'internet et de ses dérives, redéfinit le principe de démocratie, se désespère de l'édition américaine, s'amuse de ses personnages, s'enthousiasme à propos des deux films français tirés de son œuvre et surtout, ne se prend jamais au sérieux !
CP.Comment est née l'idée de ce roman ( Ils savent tout de vous) moins focalisée cette fois sur les galères du quotidien et les gens ordinaires ?
IL. J'habitais en Chine et j'avais remarqué que les Chinois avaient une étrange manière de contrôler votre utilisation d'internet, qu'ils se fichaient en fait de savoir que vous vous en rendiez compte. Ainsi lorsque vous cherchiez quelque chose sur Google en Chine et que le gouvernement ne souhaitait pas vous voir mener ce type de recherche, il vous coupait alors votre internet, la 1ère fois pendant une minute, la deuxième fois pendant cinq minutes et la troisième fois pendant une demi-heure.
Quand je suis rentré au Etats-Unis, je me suis rendu compte que le gouvernement faisait exactement la même chose mais avec une méthode différente, c’est-à-dire qu'il contrôle votre accès à internet en vous donnant tellement d'informations que vous vous y perdez et ne parvenez plus à extraire les vraies informations.
En fait cela vient à l'origine d'une technique très particulière des hommes politiques, le "Saturday morning news dump " qui consiste à annoncer des choses importantes (qu'ils ne sont pas forcément fiers d'annoncer) d'une manière telle qu'elles passent inaperçues, c’est-à-dire qu'elles vont se perdre dans la masse d'informations délivrées le samedi matin, à un moment où les lecteurs sont moins nombreux.
J'ai fini par me rendre compte alors, qu'il y avait des gens derrière internet et ce, partout dans le monde, et je me suis intéressé au fait qu'ils pouvaient nous contrôler à travers le signal de notre téléphone, de notre GPS, etc. Tout est surveillé, nous leur laissons plein de traces de notre quotidien, aussi je me suis alors demandé où étaient stockées toutes ces informations et j'ai réalisé que ce problème d'espionnage et de contrôle était un phénomène international. Du coup, j'ai souhaité écrire un livre qui raconterait tout cela.
CP. Pourquoi, selon vous, la littérature contemporaine s'intéresse-t-elle tellement à ce thème de la surveillance permanente et généralisée des grandes puissances sur les individus ? Est-ce un phénomène récent, selon vous ?
IL. Effectivement c'est un problème récent lié aux nouvelles technologies et je pense que les gens ont adopté un comportement différent depuis qu'elles existent. Personnellement je trouve que les gens ne sont pas du tout conscients de ce problème là et selon moi, la littérature n'en parle pas assez, voire pas du tout.
CP. Pourtant, je viens de lire Millénium 4, et ce roman se situe également au cœur des services internationaux de surveillance et de sécurité, de la NSA notamment, bien inscrit dans l’ère du numérique.
IL. Alors, c'est bien qu'il y ait au moins DEUX livres dans la littérature qui parlent de ce phénomène ! Je pense que c'est un problème lié à notre époque mais dont on parle peu, ce qui permet de mieux contrôler encore les citoyens.
CP. Votre roman reste drôle malgré l'inquiétude et les menaces qu'une telle attitude peut engendrer chez l'individu. Pensez-vous que le combat soit vain et dérisoire et qu'il est alors préférable d'en rire ou bien l'humour faciliterait-il la prise de conscience avec plus d'habileté?
IL. L'humour me permet de rester intéressé par mon roman. "Arrêtez-moi là", par exemple était un roman très sérieux sur un thème très grave (les dérives du système judiciaire américain) et il m'a été difficile de l'écrire. Aussi je ne souhaitais pas écrire un deuxième roman aussi sombre et déprimant.
Lorsqu'on écrit on doit rester constamment dans l'esprit du personnage ; c'est parfois difficile et j'avais besoin, cette fois, de quelque chose d'un peu plus facile à écrire et d'un peu plus drôle pour rester engagé dans le livre et je me suis dit que si l'humour maintenait mon intérêt pour le livre, il maintiendrait aussi l'intérêt du lecteur (et la prise de conscience, peut-être ?)
Iain Levison et Hélène Bury
CP. Aujourd'hui chacun est conscient qu'utiliser internet rend toute intimité impossible, prive d'une liberté individuelle et malgré tout, personne n'y renonce. D'où vient cette inconscience ? Acceptons-nous finalement d'être manipulés parce qu'il est trop éprouvant de s'opposer ?
IL. J'ai effectivement l'impression que nous tendons vers cela, que les gens n'ont pas le courage de se rebeller mais je crois aussi que nous pouvons inverser la tendance. Si les gens savaient à quel point ils sont manipulés, peut-être alors qu'ils se rebelleraient vraiment.
Il est déjà possible d'agir, d'utiliser moins systématiquement internet ou de manière plus sélective en tout cas, de se servir de réseaux privés et davantage sécurisés (software Tor) qui ne dévoilent pas vos informations privées mais surtout il est urgent de (re)développer les communautés en face à face car lorsque vous parlez à des gens, il n'y a pas de traces. Elle est là, dans ces échanges réels et oraux, la vraie menace pour les gouvernements.
CP. Même si votre roman paraît à certains moments farfelu et complètement irréel, pensez-vous que les services secrets américains par exemple pourraient mener des recherches scientifiques sur le cerveau humain afin de mieux nous contrôler ensuite ?
IL. Je suis sûr qu'ils le font ! Ils ne reculent devant rien. Dans les années 60, ils ont distribué des drogues (LSD) à des populations. La CIA, à une époque, a essayé de tuer des chèvres rien qu'en les regardant.
Ce serait de la folie de croire qu'ils ne se servent pas de toutes les nouvelles avancées technologiques pour développer de nouvelles armes militaires.
CP. L'image que vous donnez d'ailleurs de l'Etat américain est assez consternante et inquiétante. Comment êtes-vous perçu par les lecteurs et la critique américaine ?
IL. Je ne m'embête même plus à essayer de faire paraître mes bouquins aux Etats-Unis. C'est une telle galère ! Je n'ai même pas essayé de proposer mes trois derniers livres à un éditeur américain principalement parce que je n'aime pas leur façon de faire du marketing et puis là-bas, il y a plein de villes où il n'y a plus de librairies, notamment au Texas alors, voilà, je n'essaie plus.
Les éditeurs américains s'intéressent seulement au nombre d'exemplaires vendus de votre dernier roman. Leur intérêt est d'ailleurs très limité et si vous n'écrivez pas sur les vampires ou autres créatures étranges en vue d'un best-seller, ils n'ont pas envie de s'embêter avec un auteur dont ils n'ont jamais entendu parler.
Les éditeurs français passent beaucoup plus de temps à promouvoir les livres de leurs auteurs. Par exemple, en ce qui me concerne, cela fait trois ou quatre ans que je fais des tournées en France pour la promotion de mes romans. Il y a des gens au sein des maisons d'édition qui ne font que ça, promouvoir les romans et, aux Etats-Unis, vous ne verrez jamais ça !
Ma dernière tournée aux Etats-Unis pour la promotion d'un livre remonte à 2004. Et je pense, qu'après cette date, ils ont arrêté de promouvoir des écrivains qui n'étaient pas très connus. Aux Etats-Unis, des millions de manuscrits sont lus chaque année et quatre ou cinq nouveaux auteurs émergent auprès desquels ils vont assurer une promotion monstrueuse en affirmant que ces écrivains sont géniaux (même si ce n'est pas toujours mérité). Ceux-là ont gagné le loto mais voilà, ils sont cinq sur des millions !
CP. N'avez-vous pas envie de vivre ailleurs (en Ecosse par exemple) ?
IL. Non, je n'ai pas envie d'aller vivre en Ecosse et je ne vis plus aux Etats-Unis non plus. Les cinq dernières années, je les ai passées en Chine, ensuite je suis resté plusieurs mois aux Etats-Unis chez un ami, j'en ai aidé un autre à New-York à retaper son appartement puis je suis parti à Amsterdam, au Maroc. Pour l'instant, je voyage.
Je me sens très bien aux Etats-Unis mais je n'ai pas envie d'y écrire. J'aime particulièrement l'Ouest des Etats-Unis, les paysages sont absolument magnifiques mais malheureusement c'est une société qui se délite et personne ne semble en mesure d'arrêter cet effondrement.
CP. Pensez-vous que cette surveillance accrue sur nos faits et gestes ne peut-être qu'une intention nuisible voire criminelle plutôt que philanthropique ?
IL. Non, ce n'est clairement pas de la philanthropie. Je pense que l'intention des gouvernements est de rendre les citoyens absolument passifs. Ceux-ci se disent : "moi, je ne fais absolument rien de mal, donc au final, peu importe si l'on me surveille". Dès l'instant où les gens pensent cela, ils s'autocensurent eux-mêmes. C'est ce qui se passe en Chine lorsque le gouvernement coupe l'accès à internet. Les citoyens ne cherchent plus alors à contrôler le gouvernement, ils se laissent faire. L'objectif des gouvernements, en récoltant autant d'informations sur les citoyens c'est de faire en sorte que ces derniers s'inquiètent davantage de leur propre comportement plutôt que de celui des gouvernants.
CP. La démocratie peut-elle encore exister auprès de ces gouvernements qui nous espionnent sans cesse ?
IL. Non, je ne dirais pas que les Etats-Unis sont une démocratie et ils ne le sont plus depuis, dix ans, voire vingt ans. Ce serait plutôt, selon moi, une oligarchie. Les Américains n'ont plus le choix et ce système de surveillance bannit le principe de démocratie. Au moins, en Chine, le gouvernement est honnête ; il ne prétend pas être une démocratie. Ce qui importe dans une démocratie, c'est que les citoyens soient au courant de tout ce qui se passe au niveau du gouvernement. Et ce n'est plus le cas, vraiment !
Dans les pays occidentaux, la population s'est d'abord concentré sur les avantages qu'apportaient les nouvelles technologies avant de s'en inquiéter alors qu'aujourd'hui il est possible de surveiller vos coups de fil, vos déplacements.
CP. Vos deux télépathes et même l'agente qui les poursuit sont attachants et à travers eux, on ressent le plaisir que vous avez certainement eu à les façonner. Comment procédez-vous pour d'emblée, entraîner le lecteur avec vous, lui faire aimer vos personnages, au-delà de leurs intentions.
IL. C'est simple, je les aime ! Je passe beaucoup de temps avec eux, ce sont presque des collègues de travail, j'établis un lien avec eux.
CP. Votre chasse à l'homme est pleine de rythme et de rebondissements. Le lecteur est emporté, captivé comme dans un thriller. Comment faites-vous pour créer la tension sans jamais cesser de divertir et de faire rire ?
IL. J'ai tendance à penser un peu de manière cinématographique lorsque j'écris mes romans. La tension est très palpable, très visuelle en fait.
Lorsque j'ai commencé à réfléchir au thème de la télépathie pour ce roman, je me suis vite rendu compte qu'il devait y avoir plein d'inconvénients à posséder ce don et c'est cela que j'ai tourné en dérision. Beaucoup pense que la télépathie est un super pouvoir (à l'instar internet, d'ailleurs) mais plus on observe, plus on étudie ce sentiment de communication, on réalise progressivement que cela peut devenir un véritable enfer. Si vous entendez constamment tout ce que pensent les autres, vous allez avoir besoin, à un moment donné, de vivre reclus car il est insupportable de savoir en permanence ce que les gens pensent. Trop d'honnêteté nuit !
Se mettre dans la peau d'un télépathe fut plutôt cool mais c'est vrai que cela limite les possibilités narratives. J'ai dû relire mon manuscrit au moins trente fois ! Il m'est arrivé d'écrire une scène et de me dire en la relisant : " Ah non, s'il peut lire dans l'esprit des gens, ça ne peut pas se passer comme ça !" Il y a des codes propres au thriller que je n'ai pas pu utiliser.
CP. Deux films tirés de vos romans vont sortir au cinéma en France. Les avez-vous vus ? Qu'en pensez-vous ?
IL. Ah oui, j'ai vu les deux. J'ai adoré ! Concernant "Un petit boulot", le scénario colle vraiment à mon livre si ce n'est que l'histoire se passe dans un environnement français mais c'est un sujet suffisamment universel pour que cela fonctionne bien.
"Arrêtez-moi là" est davantage une adaptation mais j'ai beaucoup aimé également. L'ambiance du livre est bien là.
Les deux films se sont faits sans moi et cela ne m'a pas contrarié.
CP. Le thème de votre prochain livre sera-t-il la Chine ?
IL. Oui, bien deviné ! Ce ne sera pas de la fiction. Je raconterai mon expérience de professeur en Chine. Je souhaiterais offrir au lecteur une image réaliste de la Chine, bien différente de celle que les médias peuvent aujourd'hui colporter.
Je parlerai aussi de la manière d'apprendre une langue étrangère dont je ne connaissais rien ainsi qu'un travail pour lequel je n'avais non plus, aucune expérience.
Les ouvrages d'Iain Levison sont tous disponibles en français chez Liana Levi
Les films Un petit boulot de Pascal Chaumeil, avec Romain Duris et Michel Blanc et Arrêtez-moi là de Gilles Bannier avec Reda Kateb et Léa Drucker sortiront en salles début 2016.
Merci à Hélène Bury, interprète et à la librairieLe Faillerà Rennes, pour son accueil.