Les eaux profondes dans lesquelles nous plongent sont aussi très troubles et révèlent une ambiance assez particulière, pétrie de tension, d'une peur sourde et d'une angoisse palpable. Si l'histoire est assez sordide, s'empare d'un thème presque inabordable et dérangeant, celui de la pédophilie, de l'enfance maltraitée, elle conserve, par son approche originale et inattendue, un peu perturbante mais jamais perverse ou malsaine, une force subtile et saisissante à laquelle le lecteur souscrit d'emblée, comme sous emprise, absorbé par les pensées des différents personnages, par leurs émotions, qu'elles soient condamnables ou non.
Une immersion totale mais sans risque de sombrer ; Sara Lövestam préserve le lecteur avec une habileté remarquable. Certes, elle le met en danger et en état de stress de manière progressive et croissante, l'indispose et le pétrifie jusqu'à l'oppresser mais le retient au final, lui évite l'effondrement. In extremis.
Une lecture déconcertante et impressionnante, difficile à oublier, qui invite rapidement à une autre, "Différence", son premier roman paru chez le même éditeur en 2013.
Malte a cinq ans, fréquente la crèche du quartier avec Kalle, Jasmine, Matilda ou Nova. Il aime démolir ce que construisent les autres enfants. La plupart du temps, c'est sa mère Kristin ou son beau-père Ove qui le conduisent à la crèche. Ce dernier est assez terrible, "un adulte énervé" qui lui crie dessus avec vulgarité et le tape même parfois, comme il lui arrive de blesser sa mère, quand l'un et l'autre ont trop bu. Une ambiance électrique, souvent violente. " Je vais te dire une chose, mon fils. Avant de naître, on n'est rien que de la merde et, dans la vie qu'on nous a donnée, la plupart du temps, c'est la merde, alors si on jette un peu de merde autour de nous, ça ne change pas grand-chose. Après on meurt et on redevient de la merde où il pousse une putain de fleur ou quelque chose dans le genre, c'est ce qu'on appelle un cycle". Ainsi lorsque Roger, un homme blond, vient lui parler gentiment à la grille de la crèche, Malte a l'impression de découvrir un ami et ne se méfie pas. "Quel soulagement de pouvoir tout dire à Roger !"
Depuis sa fenêtre d'immeuble qui donne sur le bâtiment de la crèche, un témoin observe la scène entre l'homme et le petit garçon, pressent immédiatement le danger et les rencontres de plus en plus régulières entre l'homme et l'enfant, la confiance que semble accorder la mère de Malte à Roger deviennent si prégnantes qu'elle déclenchent en lui des souvenirs douloureux et le décide à agir pour sauver l'enfant de l'horreur qui se dessine.
Nozat est en stage d'observation à la crèche. A 15 ans, il est plus féru d'informatique et d'internet que de jeunes enfants, trouve plus d'intérêt à pirater des messageries qu'à chanter des comptines mais bientôt, sans y avoir été préparé, l'attachement aux enfants s'éveille et les maltraitances qu'il commence à percevoir de la part d'adultes mal intentionnés le pousse à agir lui aussi.
Un récit qui prend forme avec la voix intérieure de ces trois personnages. En alternance, dans un mouvement très fluide et sobre, Les événements sont relatés tour à tour à travers le regard de Malte, du Témoin et de Nozat et s'emmêlent sans confusion, délivrent des émotions intimes à la fois d'attachement et de répulsion face à la situation qui se met en place autour de Roger, créent un trouble et une tension qui s'intensifient au fur et à mesure que l'étau se resserre entre Malte, la victime et sa proie, Roger.
Volontairement elliptique, le récit dévoile ses mystères pas à pas, offre au personnage du témoin une certaine ambiguïté et s'intensifie, devient de plus en plus angoissant et haletant, presque insoutenable à certains moments, notamment par la justesse de sa tonalité. Malte est partagé entre une immense solitude familiale, un désordre perpétuel et un environnement propre, une bienveillance et une tendresse inhabituelles de la part de Roger dont il sent progressivement et par petites touches, qu'elles ne sont pas si sécurisantes ni bienfaisantes qu'elles paraissent. "Le drôle de sentiment qui lui parcourt le corps n'est peut-être qu'une douleur de croissance." Et la gêne ou l'agitation que manifeste Malte pénètrent le récit et s'emparent du lecteur de manière spectaculaire jusqu'au final. Magistral !