Voilà un roman avec un drôle de titre! Paru en 1935, il est réédité aujourd'hui par La Petit Vermillon (La Table Ronde) avec une excellente préface d'Eric Dussert. Journaliste, professeur, directeur d'une collection de science-fiction ("les hypermondes"), également un des premiers à étudier le roman policier en littérature (il est spécialiste de Poe), Régis Messac a été condamné pour fait de résistance et a disparu corps et bien, vraisemblablement au camp de Dora ou lors d'une marche de la mort, courant janvier 1945, en Allemagne.
Il ne reste de lui que quelques romans dont la postérité retient surtout Quinzinzinzili, qui a pu influencer Ikor, Barjavel, Vincent Engel, et peut-être aussi, Golding avec son roman Sa majesté des mouches,
Par Hervé BEL
Quand le roman commence, on ne sait pas trop où on se trouve. Le narrateur non plus:
Moi, Gérard Dumaurier... Ayant écrit ces mots, je doute de leur réalité de l'être qu'ils désignent: moi-même. Est-ce que j'existe? Suis-je autre chose qu'un rêve? Il se demande même s'il n'est pas devenu complètement fou, et si ce qu'il écrit n'est pas destiné à la lecture des médecins de l'asile où il est enfermé.
Quelque chose de terrible, une catastrophe, dit-il, s'est produite. Comment est-ce arrivé? Par la deuxième guerre mondiale (Messac compose ce roman en 1935)! Le Japon et l'Allemagne se sont alliés contre les Américains qui, de leur côté, ont rejoint les Russes et les Français. Au début, cette nouvelle guerre a ressemblé à la première, celle de 14-18. Puis les choses se sont gâtées. Les japonais ont inventé un gaz hilarant mortel. Ils l'ont remis aux Allemands qui l'ont utilisé, sans se douter de ses effets sur l'ensemble de la planète.
Ce jour-là, le narrateur est en excursion avec une dizaine d'enfants assez jeunes, sept, huit ans peut-être. Un guide les a conduits dans les grottes de Lozère. Soudain, alors qu'ils sont à l'abri, éclate un violent orage. Le guide décide d'aller voir. Une minute après, il revient, haletant, se tenant la gorge et disparaît dans les souterrains. On ne le reverra plus. Alors Dumaurier comprend que l'arme fatale a été utilisée. Il n'est plus question de sortir pendant quelque temps. Les enfants sont épouvantés, réclament à boire, à manger. Ils trouveront de l'eau à boire, et des taupes et des serpents à manger.
Alors commence le processus de la "décivilisation", néologisme qui décrit cette situation où les enfants, peu à peu, perdent la mémoire de leur passé. Dumaurier, sur lequel on sait peu de choses, sinon qu'il est désespéré, qu'il songe parfois à une femme aimée pour se rappeler aussitôt qu'elle a dû disparaître avec le monde, Dumaurier n'est pas un humaniste. Dégoûté, il va assister, curieux, à l'ensauvagement des enfants, s'en réjouissant parfois, ayant une vue très ironique.
Rousseau n'a qu'à bien se tenir: la nature n'est ni bonne, ni mauvaise. L'homme retrouve vite ses réflexes naturels, manger, boire à tout prix, dominer, écraser le faible, tout ce que la société essaye de canaliser. Mais la société, faut-il la regretter, puisqu'elle a conduit à ce désastre? Rien n'est bon, finalement, en ce bas monde. Si Dumaurier ne se tue pas, c'est peut-être parce qu'il peut encore écrire.
Ce qui est atteint, c'est d'abord le langage. Les enfants savaient à peine lire. La bouche change peu à peu les mots.Il reste, dans leur composition, quelques bribes de ce qu'ils furent. Les années passent. La terre est redevenue respirable. Les enfants sortent, presque nus, adolescents désormais, et découvrant leur corps. Sur la dizaine d'enfants, une seule est une femme, grosse, laide à faire peur, mais les garçons n'en connaissent pas d'autres... Alors, elle devient la maîtresse de cette société primitive, acceptant de partager sa couche avec ceux qui savent lui plaire. La lutte commence entre les hommes. On se bat, on se tue même jusqu'à ce que le plus fort impose sa loi, toujours inféodé néanmoins à la femme. Mais oui, Ilayne est la reine. La reine, la mère abeille, la mère pondeuse, la mère féconde, la dépositaire de la race, l'irremplaçable.
Tout est devenu fort simple. De l'ancien temps, ne subsiste qu'une forme décadente de la religion, un dieu qui s'appelle Quinzinzinzili. Je vous laisserai découvrir, mes chers lecteurs, d'où vient ce nom, cela vaut la lecture. Des rites apparaissent, comme ce jour où Dumaurier, ayant retrouvé des allumettes, en allume une: Les yeux de Lanroubin sont grands ouverts et il fixe sur moi son regard fasciné (...) parce que j'ai allumé une allumette (...) Lambourin a pris la boite de métal dans sa main gauche et frotte une allumette sur la surface rugueuse. Mais il tient l'allumette comme il tiendrait un bout de crayon. On dirait plutôt qu'il écrit quelque chose... En effet, oui, il écrit, ou plutôt il dessine. Car si j'ai fait du feu, moi, c'est parce que j'ai tracé une figure magique avec l'allumette sur le côté de la boite. Il s'agit de savoir lequel. La science est morte. Il n'y a plus de réflexions possibles. Ce qui est extraordinaire est magique, résultat du mystère et du signe, et non pas d'un fait logique.
Le groupe ne restera pas dans la grotte. Il ira explorer la France réduite à néant. Il traversera Lyon, ville engloutie sous la terre, et tant d'autres villes. Que peut devenir Dumaurier en pareil monde où tout est simplifié? Ils n'ont pas besoin de cinq actes pour leurs tragédies. L'amour, la haine, la jalousie, la vengeance et l'assassinat final, tout est concentré, condensé en moins de temps qu'il nen fallait, à la Comédie-Française, pour déclamer quelques douzaines d'alexandrins.
Dumaurier va vieillir, et donc devenir faible...
Texte profondément pessimiste, il annonce le crépuscule de l'Europe, la guerre qui viendra cinq ans plus tard, en 1940, et se terminera, après la destruction de la culture et des juifs, par la bombe atomique. Il y a un paradoxe chez Messac: idéaliste, pacifique, il ne croyait pas aux lendemains qui chantent.
Je vous laisse à votre lecture.
Hervé BEL
Quinzinzinzili - Régis Messac - La petite Vermillon- 9782710381570 - 7,10 €
Pour en savoir plus sur Régis Messac, lire l'article de Natacha Vas-Deyres qui lui est consacré dans "Contre l'oubli, Vingt écrivains français du XX°siècle à redécouvrir" sous la direction de François Ouellet, éditions Nota Bene, 2015.