Entre le synopsis sur papier et le résultat imprimé, un tel fossé s'étend parfois qu'on est forcé de se projeter dans la tête de l'éditeur au moment de la signature des contrats pour comprendre pourquoi un album aboutit sur les tables des librairies. C'est le cas pour « Cher Régis Debray », publié récemment par Futuropolis.
En théorie, on pouvait penser que le projet était bon. Régis Debray n'a jamais signé de bande dessinée, Alexandre Franc lui voue une admiration sans bornes, la correspondance entre les deux pourrait être stimulante.
Sauf que la rencontre n'a jamais lieu. Franc se lance dans le projet, dessine les premières planches et les envoie à Debray : la réponse de l'idole est compassée, convenue et... inintéressante. Il en faut plus pour décourager Alexandre Franc, qui poursuit sa réflexion, cherchant comment attaquer le sujet qu'il s'est imposé. Bien vite, la machine tourne à vide. Le scénariste connaît le langage de la bande dessinée, mais il ne suffit pas de quelques trouvailles narratives et visuelles pour avoir quelque chose à raconter. Le dessinateur déambule autour du sujet, à partir de quelques fragments de texte, puis tourne rapidement en rond.
Debray commente les planches en signalant leurs limites, mais sans jamais indiquer par quelle porte de sortie le projet pourrait décoller. Il signe ses lettres comme on rédige des préfaces grassement payées, avec quelques tournures creuses, beaucoup de poncifs et quelques interrogations qui tiennent lieu de propos.
Mépris de la bande dessinée
À bien y regarder, on se demande si Debray n'est pas pris au piège de son ignorance : en matière de bande dessinée, il n'a d'autre repère à citer que Tintin et le sujet semble, à ses yeux, épuisé. Franc peut ramer de tous côtés, la barque prend l'eau et s'enfonce à mesure que les planches s'enchaînent. Il veut faire l'éloge d'un intellectuel hors norme et le personnage se tait. Obligé de coller aux anecdotes (le premier contact par téléphone, le rendez-vous chez Debray, la réception des lettres), le dessinateur-scénariste s'attaque à une tâche impossible : créer un dialogue intéressant avec un interlocuteur qui se tait.
La matière pourrait surgir de ce silence, justement, et de ces lettres quasiment vides, mais Franc a trop d'admiration pour son interlocuteur. Il repart de la moindre phrase banale pour tenter d'en tirer une réflexion profonde qui n'a pas lieu d'être, il creuse des sujets aussi complexes que la nation, le « nous » et le chauvinisme, mais n'en tire que des scènes plates et des conclusions affligeantes de banalité. Que de révélations : l'hymne national soulève l'émotion des citoyens ! La victoire au mondial de football ne crée pas de vrai sentiment d'appartenance à la nation ! On est consterné par la pauvreté de la réflexion.
Pourquoi ne pas arrêter le projet ?
Reste une question intéressante. Pour quelle raison ne pas avoir mis un terme à ce projet avant qu'il ne soit imprimé ? Parce que le nom de Debray suffit à assurer l'attention des médias parisiens et l'intérêt des libraires qui n'ouvriront de toute façon pas la bande dessinée ? Parce que Gallimard est à la fois l'éditeur attitré de Debray et celui de la BD et que ce projet pourrait relancer les ventes de titres plus intéressants ? Parce que l'entêtement éditorial est perçu comme une vertu ? Parce que les planches ont été payées ?
Des dizaines de solutions auraient permis à cette correspondance de finir par être intéressante. Le dessinateur aurait pu en vouloir au penseur et réorienter son projet. L'éditeur aurait pu sucrer les réponses de Debray pour ne laisser que les interrogations du bédéaste. Alexandre Franc aurait pu choisir de dévier vers la fiction, imaginer une vengeance à ce manque d'implication de Debray, écrire lui-même des réponses comme il le fait un moment en convoquant un fan du philosophe.
Tout sauf le Panthéon
Pour entrer dans le vif du sujet, l'une des pires scènes de l'album se déroule au Panthéon. Le dessinateur passe d'une tombe à l'autre et l'on se demande un peu au nom de quelle sacralisation incongrue il s'intéresse soudain à ce monument. Une fois le livre refermé, on comprend que ce passage est une parfaite métaphore de l'ensemble de l'entreprise : une envie de mettre au Panthéon un auteur de son vivant alors qu'il n'a pas envie d'y entrer, encore moins de collaborer à sa sacralisation. Surtout si celle-ci passe par la bande dessinée, un art pour lequel Debray semble n'avoir aucune estime. La position du dessinateur - celle du fan, du groupie, de l'adepte - ne convient pas du tout à l'instauration d'un dialogue ; celle de l'auteur adulé, distant et peu impliqué, est tout aussi stérile. Le dialogue entre ces deux attitudes est très logiquement réduit à un panégyrique à sens unique, qui met le dessinateur en position d'infériorité permanente alors que c'est son interlocuteur qui fait preuve d'une paresse insolente.
Le lecteur observe tout ça avec très peu d'intérêt. Il se demande, de bon droit, pourquoi on lui inflige un projet aussi raté, rempli de bavardages, alors qu'il y aurait tant de choses intéressantes à dire ou à dessiner.