Au soir du 11 avril 1915, dans tous les quartiers de Constantinople, les forces de police Jeunes-Turcs font converger tous les Arméniens qu'elles ont pu identifier vers des lieux de rassemblement à partir desquels elles organisent un vaste processus d'exil qui va conduire au de toute une population.
Issus de tous les métiers et de tous les milieux sociaux, ces hommes sont emmenés, sous couvert de rassurantes paroles, qui à pied, qui en bateau, qui en charrette tirée par des mules, qui en train, vers des destinations qui s'éloignent chaque instant un peu plus, qui les éloignent de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs familles.
Ces rassemblements, qui sont diversement appréciés par tous ces hommes plus ou moins bien, plus ou moins mal traités par leurs gardes, avaient été pressentis quand, quelques jours auparavant, traînaient, dans les rues de Constantinople, des rumeurs de listes de noms dressées avec le concours de collaborateurs eux-mêmes parfois arméniens.
Ballottés de lieux en lieux qui ne portent pas ouvertement le nom de prisons, encadrés sévèrement par des foules d'hommes en armes, ces colonnes de détenus, dont il semble que tout soit fait pour ne pas les appeler explicitement ainsi, subissent ce qui va devenir une véritable déportation dans une ambiance qui, parfois, ressemble à une joyeuse foire même si certains perçoivent intuitivement le destin funeste qui attend la grande majorité d'entre eux.
Aram ANDONIAN est de ces hommes raflés !
Des années après, survivant de cet exil où nombre de ses amis ont laissé la vie, il raconte les premiers jours de ces déplacements de populations vers leur enfer.
Ce livre est le recueil de deux textes d'Aram ANDONIAN qui apparaissent comme la transcription de souvenirs de cet épisode dramatique de sa vie, de sa « nation » comme il le dit.
Lien de cause à effet ? Le premier texte n'a pas de fin véritable et se termine sur des pointillés qui interdisent de savoir comment et pourquoi il a réussi à survivre là où tant d'autres ont péri.
Le texte est factuel,, sans ornement ni fioriture. Juste une sorte de journal intime qu'il aurait complété chaque jour afin de consigner les évènements de la journée.
Mais c'est cette application quasi adolescente (évocation de fous-rires, absence persistante de prise au sérieux des évènements, comportements de potaches, de gamins en vacances loin de leur famille, …) qui rend encore plus froide cette marche vers l'horreur qu'un lecteur du XXIème siècle ne peut plus ignorer.
Au delà d'un épisode historique d'un grand intérêt pour moi puisque je n'en connais que la partie émergée de l'iceberg, plusieurs choses m'ont marqué dans cette lecture.
D'abord le fait que cet exil soit exclusivement consacré aux hommes qui tentent, à chaque occasion possible, d'envoyer un mot rassurant aux membres de la famille qui n'ont pas été emmenés.
Ensuite une certaine incohérence dans les victimes de cette rafle qui sont parfois vues comme les seuls membres de l'intelligentsia arménienne de Turquie alors que d'évidence, toute les couches de la population constituent ces colonies de déportés.
Enfin un étonnement profond devant le mépris et la haine dont l'orateur fait preuve à l'égard des Turcs et dont il est évident qu'ils sont bien antérieurs et donc ne sont pas une conséquence de cette journée du 11 avril 1915. Ce constat m'a profondément troublé au point de brouiller un peu la qualité du témoignage.
C'est cela cependant qu'il convient de retenir : un témoignage ! Envoyé du cœur d'une opération de destruction massive.
Comme l'exprime avec beaucoup plus de talent que moi R.H. KEVORKIAN dans la préface de ce livre, de « nombreux matériaux d'archives (…) montrent avec évidemment plus de rigueur » une situation qui était inaccessible à l'auteur car « il lui manquait le recul nécessaire, le savoir-faire de l'historien (…). Ce qui n'enlève rien à la force de son travail ».
Pour la mémoire, celle-là et toutes les autres qui ont vu l'homme s'acharner sur l'Homme en génocidaire, cette lecture est utile.