Le secteur de l'édition, tout comme celui des médias, a subi de profondes mutations au cours des dernières décennies. L'impressionnant mouvement de concentration commerciale en marche depuis les années 1980-1990 a placé le marché du livre sous la coupe de grands groupes transnationaux agissant essentiellement dans les domaines de la communication, de la presse, ou même de l'armement. La financiarisation accélérée à l'œuvre dans ces conglomérats fait peser une très forte pression sur les politiques éditoriales des entreprises d'édition qui en font partie. La rentabilité immédiate très élevée exigée des éditeurs entraîne ainsi l'uniformisation et la best-sellerisation des productions, et tend à réduire le livre à sa dimension purement marchande.
C'est dans ce contexte de menace pour (la diversité culturelle appliquée au livre) et l'indépendance éditoriale que l'Alliance internationale des éditeurs indépendants est née en 2002. Organisation non gouvernementale dont le siège est à Paris, l'Alliance est aujourd'hui composée de 85 maisons d'édition et collectifs d'éditeurs représentant quelques 360 maisons d'édition de 45 pays différents. Elle organise des rencontres internationales, mène des actions de plaidoyer en faveur de l'indépendance, soutient des projets éditoriaux internationaux, contribue à la promotion et à la diffusion des productions du Sud et participe à une meilleure accessibilité des œuvres et des idées.
Parce que la bibliodiversité est en danger, il revient aux candidats à l'élection présidentielle de 2012 de redéfinir des politiques publiques en faveur du livre et de la lecture – un secteur culturel crucial pour la formation du citoyen, et la démocratisation de nos sociétés. Refusant tout fatalisme, nous attirons l'attention de nos futurs dirigeants sur la nécessité de défendre et de promouvoir la diversité éditoriale.
L'entrée en vigueur de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée en 2005 par l'UNESCO et signée par l'ensemble des pays européens, a représenté une grande avancée en reconnaissant la spécificité des biens culturels qui « ne doivent donc pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale ». Pour que la mise en œuvre de cette convention devienne réellement effective, nous proposons donc ici quelques mesures qui visent à montrer concrètement quels soutiens pourraient apporter des politiques publiques du livre pour favoriser la bibliodiversité à différentes échelles.
• Appels d'offre des marchés publics: introduire des critères de bibliodiversité
- La législation interdit actuellement aux bibliothèques d'introduire des critères de préférence territoriale dans les appels d'offres des marchés publics. Une préférence à la territorialisation permettrait pourtant de soutenir la librairie indépendante de proximité, essentielle à la vitalité du tissu culturel local, tout en renforçant les liens et les actions communes entre bibliothécaires et libraires d'une même ville.
- La prise en compte de critères territoriaux s'inscrit également dans une logique de développement durable. Pour éviter, par exemple, qu'une bibliothèque de Nice ne commande des ouvrages à Brest (ce qui arrive fréquemment), il semble en effet nécessaire d'introduire dans les appels d'offre des marchés publics des critères écologiques favorisant les libraires locaux.
- Parce que les bibliothèques sont des vecteurs essentiels d'accès à la culture, l'instauration de critères de bibliodiversité dans la composition de leurs fonds pourrait être . Ces critères pourraient valoriser en particulier les productions des éditeurs indépendants et la diversité des ouvrages édités à l'international (notamment les ouvrages publiés par des éditeurs de la francophonie du Sud).
• Soutenir et renforcer les dispositifs législatifs en faveur du livre et de la lecture
- La récente hausse du taux de TVA appliquée au livre va nécessairement porter un coup très rude à l'ensemble des maillons de la chaîne du livre. Déjà fragilisée, la librairie indépendante risque d'être la première victime de cette mesure incohérente – au regard de la volonté affichée des pouvoirs publics de la défendre. Il est donc nécessaire de revenir au taux de TVA réduit , voire de réfléchir à une exonération totale comme cela existe dans certains pays (par exemple en Norvège ou en Argentine).
- La loi sur le prix unique du livre (dite Loi Lang) reste la référence concrète et symbolique du secteur du livre en France. Il est donc indispensable d'en réaffirmer l'importance. Trop de gens, aujourd'hui encore, sont en effet persuadés de payer moins cher un livre en grande surface, alors que la remise autorisée est la même dans tous les points de vente. Une campagne nationale d'information pourrait aider à sortir de ce malentendu qui nuit à la librairie indépendante.
- Pour un grand nombre d'éditeurs indépendants n'ayant pas recours à une structure de distribution professionnelle, les services postaux représentent un canal privilégié pour la diffusion de leurs productions auprès des librairies, des bibliothèques et des lecteurs. La libéralisation récente des services postaux a pourtant entraîné la disparition des tarifs postaux préférentiels pour l'envoi de livres sur le territoire nationalet menace donc directement la circulation des œuvres et des idées. L'instauration de tarifs postaux particuliers pour le livre garantis par la loi s'inscrirait donc dans la continuité de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l'UNESCO qui reconnaît le « droit souverain des États de conserver, d'adopter et de mettre en œuvre les politiques et mesures qu'ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ».
• Agir à l'échelle européenne et internationale
Sur le plan international, nous demandons aux candidats à l'élection présidentielle française de prendre position sur les propositions suivantes, que la France serait en mesure de relayer, notamment à travers les institutions européennes, l'Organisation Internationale de la Francophonie et l'UNESCO :
- Mise en œuvre, à l'échelle européenne, d'une réglementation spécifique au monde du livre pour lutter contre la concentration financière responsable de situations monopolistiques menaçant la diversité éditoriale.
- Mobilisation de la diplomatie culturelle française pour repenser les critères des marchés publics internationaux dans lesquels les grandes organisations multilatérales (OMC, PNUD ...) sont impliquées.
À l'image de la situation décrite en France, il semble nécessaire d'introduire des critères de bibliodiversité et de développement durable dans les procédures de marchés publics internationaux, particulièrement en ce qui concerne les marchés des manuels scolaires dans les pays en développement. Encore trop souvent, en particulier en Afrique francophone, la production et la commercialisation des livres scolaires échappent aux professionnels locaux, pénalisés par des procédures d'appels d'offres qui favorisent les grands groupes éditoriaux français ou canadiens.
- Mutualisation, en coopération avec l'Organisation internationale de la francophonie, des moyens publics en faveur du livre au sein de l'espace francophone (sur le modèle du CERLALC dans la zone hispanophone). Cette mesure permettrait de renforcer les possibilités de coopération entre éditeurs indépendants du Nord et éditeurs du Sud notamment en ce qui concerne le numérique, en favorisant les échanges d'expériences et de pratiques. Dans un contexte d'extrême concentration des opérateurs de l'économie numérique, le partage des savoirs et des moyens numériques devient en effet indispensable à la survie des éditeurs indépendants .
- La reconnaissance institutionnelle du 21 septembre comme Journée internationale de la bibliodiversité. Depuis 2010, la Journée internationale de la Bibliodiversité (« Jour B ») est célébrée le 21 septembre – journée symbolique du printemps dans l'hémisphère Sud – par les éditeurs indépendants du monde entier. Cette fête donne lieu chaque année à un grand nombre de manifestations autour du livre notamment en Amérique latine : « lâchers de livres », rencontres et tables rondes, créations graphiques, etc. La mobilisation des pouvoirs publics français pour la reconnaissance de cette journée par l'UNESCO représenterait un grand pas pour la défense et la promotion de la bibliodiversité à l'échelon international.
La reprise de ces quelques propositions serait à même de relancer l'important travail mené par la France et le Canada à la fin des années 1990 et qui a conduit à l'adoption de la Convention internationale pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, en faisant de ce texte un véritable outil de défense et de promotion de la bibliodiversité.
Nous nous tenons à votre disposition pour toutes précisions sur ces propositions et vous remercions de l'attention que vous y porterez.
Le site de l'Alliance internationale des éditeurs indépendants
1 Lire l'article Wikipedia sur la « bibliodiversité » : fr.wikipedia.org/wiki/Bibliodiversit%C3%A9
2 Sur la question des critères de bibliodiversité, lire le premier numéro de la revue Bibliodiversity : http://www.alliance-editeurs.org/bibliodiversity-indicators-no1
3 L'Alliance soutient les démarches entreprises en ce sens par le Syndicat de la librairie française entre autres (voir le communiqué de l'Alliance réalisé en novembre 2011 : ).
4 Les pays signataires de la Convention doivent se saisir de cette question qui n'est pas exclusivement française comme en témoigne le plaidoyer en faveur de tarifs postaux préférentiels en Amérique latine réalisé par le réseau hispanophone de l'Alliance en juin 2010: http://www.alliance-editeurs.org/IMG/pdf/Plaidoyer_tarifs_postaux_Amerique_latine-2.pdf
5 Lire à ce sujet l'étude de l'Alliance confiée à Octavio KULESZ sur « L'édition numérique dans les pays en développement » : http://alliance-lab.org/etude/?lang=fr