Quelqu’un a eu l’idée géniale de créer, il y a environ 300 ans, une sorte de « start-up » pour vendre des premières phrases de romans, tous devenus, évidemment, des chefs-d’œuvre. Mais, dans sa marche vers les âges post-humains, l’humanité redouble d’inventivité…littéraire : désormais, pour écrire un livre, il y a des logiciels et surtout des patchs que l’on colle à même la peau afin de capter nos tressaillements de vie et les transposer en pages couvertes d’une écriture parfois intensément érotique.
Pas si utopique que cela, le roman de regorge de personnages étranges qui, mordus par le virus de la littérature, ne sont jamais plus épais qu’une feuille de papier. Et pour cause. Un auteur obscur rencontre lors de la cérémonie d’un prix littéraire le fondateur de l’agence qui a fourni des premières phrases de romans à Kafka, à Thomas Mann, à Camus ou encore à Ernesto Sábato, à Hemingway, à Céline… (par ailleurs, on a le droit à de véritables analyses stylistiques, savoureuses et pertinentes, de ces incipit à envier). On promet donc à notre auteur un début de roman digne du prix Nobel s’il passe une sorte de test dont on ne connait ni les épreuves ni les critères d’évaluations.
Bardé de clins d’œil intertextuels, surréaliste à souhait, ruisselant d’ironie, le roman de Matei Vișniec déploie subtilement la technique de la boule de neige : pour faire connaissance avec les personnages on met la loupe sur un moment quelconque de leur quotidien ; les détails ordinaires s’accumulent en toute tranquillité jusqu’à ce que des quantités d’absurdités joviales viennent les parasiter et finalement les supplanter en toute légitimité; quelque part sur le trajet il y a comme un saut (quantique) qui s’opère en douceur, une synapse qui fond réalité et fiction, réel et virtuel, dans une mise en abyme vertigineuse et jouissive. On sent que l’au-delà n’est pas très loin et quelqu’un a peut-être laissé une fenêtre ouverte.
Des strates de conscience très imagées et différentes profondeurs de rêve se tressent dans un flux romanesque troublant et retors : la très langoureuse Mlle Ri existe-elle vraiment ? A-t-elle fait de son amant un cobaye, source directe de données pour son roman ? Qui est le véritable auteur de ce Patch Love, écrit à travers un logiciel d’ordinateur lié à des capteurs implantés dans les corps des humains ? Pourquoi autant de personnages abandonnés en chemin ? On est dans le livre de qui ? Quel personnage fantasme sur quel autre et pourquoi nos rêves bâtissent-ils une architecture de frustrations ?
« Une Tour de Babel des rêves ? Est-ce que c’est là-bas que nous allons après, afin de travailler à la construction de la tour ? On l’élève vers quoi ? C’est à cause de ça que les rêves n’ont pas le droit d’être heureux, pour qu’on ne s’en contente pas ? Pour qu’ils puissent devenir des pierres de constructions ? » se demande le personnage écrivain qui, hanté par la relation entre l’émotion et lessignes, ne rêve que d’en laisser une trace dans ce monde.
Matei Vișniec sait faire de l’ambiguïté le combustible littéraire le plus efficace qu’il soit. Etourdis par tant de fils narratifs en torsade, on est - promesse oblige - dans l’attente d’une seule, unique première phrase époustouflante. On se rappelle la théorie d’Umberto Eco - hommage oblige : il y en a des auteurs qui trient leurs lecteurs sur le volet. Tous ceux qui ouvrent un livre ne sont pas censés le finir. D’où les débuts étirés, récalcitrants parfois, d’où les fausses pistes. La suite se mérite.
Poète et romancier en langue roumaine, également auteur reconnu, en français, de nombreuses pièces de théâtres (à titres) poétiques et atroces (L’Histoire des ours Panda racontée par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort; Du sexe de la femme comme champ de bataille dans la guerre en Bosnie, éd. Actes Sud-Papiers), Matei Vișniec aime les effets de surprise. On reçoit sur un plateau (final) la première phrase d’un bon roman et l’onde de choc se propage en arrière. Elle réorganise pratiquement toute la matière de cette histoire qui imagine des humains se porter volontaires pour être les données indispensables à des machines-créatures ou à des ordinateurs-créateurs.
Couronné, en 2014, par plusieurs prix littéraires lors de sa parution en Roumanie, Le marchand de premières phrases est transposé en français par Laure Hinckel qui choisit de conserver, ici et là, des termes d’origine, en guise d’épices savoureuses. Choix inspiré pour un roman qui met aussi en abyme les stratégies littéraires de séduction tout comme les préjugés liés à nos pratiques de lecteurs : ne crédite-on d’emblée des œuvres si tous les noms propres ont des connotations anglo-saxonnes ?
« Le grand public a dans la tête et dans les yeux de minuscules ampoules qui se mettent à clignoter dès qu’apparait à l’horizon un nom ou un symbole américain. Des mots comme New York, Chicago, Nevada, Californie, Boeing, dollar, Maison Blanche, western, fast-food, etc, sont devenus pour le grand public des valeurs en soi : cela revient à dire voici le bien, le beau, l’honneur, l’aventure, le courage, la perspicacité, la découverte, l’initiative… »
Journaliste aguerri (RFI), installé en France depuis 1987, Matei Vișniec sait, certes, que la géographie littéraire est également une géopolitique. Mais son roman reste en premier lieu une méditation troublante sur le devenir de la création littéraire, une fois celle-ci confisquée par des machines connectées à nos émotions, à nos synapses et à nos rêves.
Malicieux à volonté, Le marchand de premières phrases livre une profession de foi tout de même lumineuse : couchée sur des pages en cellulose ou en pixels, la littérature est notre peau de rechange, notre carte ADN pour une résurrection future.