Inspiré par l'histoire d'un parent de l'auteur, ce roman, conforme à l'œuvre engagée et tout imprégné de l'histoire de l'Afrique du Sud, raconte, essentiellement à travers le regard d'une femme noire, Philida, l'abolition progressive de l'esclavage, son combat douloureux et acharné vers la liberté, les relations éprouvantes, violentes et sordides entre maîtres et esclaves, la chute d'un système féodal.
Marqué par une langue poétique ponctuée de mots afrikaans, d'une tonalité sèche, âpre et cruelle, le récit se déploie, comme un mélange de voix distinctes, rythmé d'abord par celle de Philida, l'esclave, abrupte et sans fard, poignante et sincère puis contrebalancé par celles de Frans et Cornelis, les maîtres, fils et père, plus construites et distantes, parfois pathétiques, parfois répugnantes et hostiles.
Sans doute incapables de rivaliser avec la puissance et le courage qui émanent des paroles de Philida, les mots des maîtres rendent compte pourtant, avec éclat, des états d'âme de cette communauté rurale de colons de souche sud-africaine, contrainte dans ses traditions et ses fortes croyances religieuses, et offrent à ce roman une densité et une complexité passionnantes, à l'image de l'histoire de ce pays, et toujours significatives du combat militant qu'André Brink mène par l'écriture depuis longtemps déjà.
"Etre esclave c'est toujours devoir retourner là où ils me disent de retourner. Pas parce que je veux, mais parce qu'ils l'ordonnent. Je suis jamais celle qui décide où aller et quand aller. C'est toujours eux, c'est toujours quelqu'un d'autre. Jamais moi […] j'ai plus ma place à moi, j'ai nulle part ma place. Ce qui m'arrive, ça sera toujours ce que les autres voudront qu'il m'arrive. Je suis un tricot tricoté par quelqu'un d'autre."
Quelque mois seulement avant l'abolition de l'esclavage, Philida, sur le point d'être vendue aux enchères avec ses enfants, décide d'aller voir le protecteur des esclaves pour lui signaler sa relation avec Frans Brink, le fils de son maître et le père de ses enfants et son intention de porter plainte contre lui et sa famille pour ne pas avoir tenu sa promesse de l'affranchir. "Philida, je m'occuperai de toi, je le jure, ça vaudra la peine pour toi, je ferai en sorte que tu sois affranchie, je parlerai àpa […] je promets et je promets et je promets, à partir d'aujourd'hui, tu es mienne à jamais, entre nous il n'y aura plus jamais d'esclaves et de baas, seulement toi et moi."
Une longue marche qui, si elle ne mène pas à la victoire, ouvre le chemin vers la résistance, la liberté et l'affirmation de soi, la reconnaissance en tant qu'être humain. Un parcours douloureux et violent, dans le domaine de Zandvliet d'abord, sous le joug de la famille Brink, aux côtés de ouma Nella, vieille femme affranchie par le maître Brink. C'est là, que Philida, la tricoteuse infatigable, plonge dans ses souvenirs, remonte jusqu'à ses origines, troublées sans doute aussi par de sombres rapports maîtres-esclaves ; apprend à se rebeller, à s'opposer jusqu'à sa vente à une famille installée au nord du pays.
Achetée par Meester Bernabé de la Bat,elle devient la protégée de Labyn de Batavia, un esclave charpentier converti à l'Islam. Là, au cœur de cette nouvelle propriété à Worcester, elle s'émancipe par l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, devient une nouvelle personne, capable de penser par elle-même, de conquérir sa liberté et d'assumer sa destinée. "Vous voulez encore me mettre à genoux au milieu des bambous et je le ferai pas, non. Pas pour vous, pas pour personne […] A l'intérieur de moi, je suis déjà libre. C'est plus à vous de me dire : fais ci, fais ça. Vous comprenez, oubaas ?"
Un roman, dans sa 1ère partie principalement (c'est-à-dire lorsqu'il délivre la propre histoire familiale de l'auteur), éprouvant, empreint de brutalité et d'événements sordides, de violences, qui réveillent chez le lecteur une envie de révolte face à l'injustice puis, qui s'apaise, dans sa 2ème partie (cette fois issue de l'imagination de l'écrivain et non plus liée à une réalité ancienne), devient plus tranquille, comme si Philida, enfin, pouvait respirer sans crainte, exister sans être maltraitée, commencer à vivre.
"Depuis des années, cela plane comme une odeur dans le ciel, une odeur chargée qui peut vous enivrer et vous donner le vertige […] Même lorsque l'espoir est devenu certitude, on n'était pas prêt à y croire et à l'accepter. Depuis trop longtemps, cela imbibe la peau, le sang, les tendons et jusqu'au tréfonds de la moelle des os. Or, maintenant, soudain c'est là. Lundi 1er décembre, an de grâce 1834. Les esclaves sont libres."
Un contraste assez saisissant, extrêmement salvateur pour le lecteur, porteur d'espoir, malgré tout, qui laisse entrevoir la fin de l'esclavage, préfigure un changement inévitable ; un mouvement encore ténu mais perceptible déjà par la tonalité lumineuse des derniers chapitres, significative peut-être aussi pour l'écrivain, de la nécessité d'expier les fautes commises par les siens à cette époque.