Mon patron me compressa les neurones sans relâche. Comme à son habitude son discours meurtrier était un amas de compliments entrelacés de réprimandes.
- Tu peux faire mieux…..la concurrence va nous bouffer… Vous êtes totalement incompétents…C’est la crise, secouez-vous…Trouve-moi l’article de l’année… Tu es le meilleur sur la place.
Bref, au bout de quarante-cinq minutes, je profitai d’une de ses interruptions téléphoniques pour le planter. Je sentis son regard noir s’enfoncer dans mon dos lorsque je sortis opportunément de son aire de jeu. Je me jetai littéralement dans l’escalier pour foncer au bar. Cela faisait des années que je n’avais pas eu l’occasion de profiter d’un tel événement. Une Déesse légèrement provocante m’attendait.
Dans la minute, je déboulai dans le hall, faisant claquer la lourde porte-coupe-feu de l’escalier. Mon nouvel ami, le vigile, me fit un clin d’oeil du style ‘Bravo, t’es pas un assisté qui prend l’ascenseur’ me pointant du menton ceux qui attendaient devant les portes en acier chromé.
Dans la rue, je piquai un sprint à la façon d’Usain Bolt et je poussai la porte du bar, le mollet tendu, le souffle guilleret, me réajustant pour faire bonne impression.
Désert, personne. Je me précipitai au comptoir lorsque surgit de la cuisine le patron, Halim.
- Tiens, salut Jules, comme vas-tu ?
- T’es tout seul ?
- Pas exactement non. Ça fait une heure que je me pourris en cuisine avec Pipo. Il se mit à hurler. Tu saaais Pipo mon cuistoooo, l’emmmmmerdeurrrr…Il me fit face.
-Je ne sais pas ce qu’il a en ce moment, mais il est plus con que le plat du jour. Je te sers un café ?
C’est alors que la porte s’ouvrit laissant apparaître deux types qui de par leur carrure masquèrent la luminosité provenant de la rue. Blouson de cuir, jean, cheveux courts, baskets. Celui qui avait l’air le plus adapté à la communication prit la parole.
- Bonjour messieurs, nous sommes à la recherche d’une personne.
Halim, qui avait un C.V multicarte, afficha une modestie de circonstance et se permit même de leur demander de présenter leur carte de visite. C’était du lourd. Pas des simples flics de quartier. Non. Il s’agissait des ‘Renseignements Généraux’. De vrais lascars. Des hors-norme. Des autorisés à la bavure. Le deuxième sortit une photo ‘21, 29,7’ de la poche intérieure de son blouson. Etant donné la taille XXXL de son cuir il aurait pu tout autant nous déballer le dossier.
Halim prit la photo en main et leur certifia qu’il ne connaissait pas.
- Et vous, ça vous dit quelque chose ?
Je pris à mon tour le poster. La gifle. Ma belle blonde dénudée, enroulée sur une barre chromée. Spectacle de striptease haut de gamme. Belle photo de pro. Elle était vraiment magnifique. Quelle allure !
- Non, je ne connais pas, mais j’ai déjà croisé plus moche. J’avais des fourmis dans les mains
- Bon, si vous la voyez, vous lui dites de nous contacter.
- Pas de problème. Je vous offre un petit café ?
Le chef lui lança un regard sans équivoque, limite coup de tête. Ils avaient l’air gavés. Le mammouth m’arracha la photo. Ils scrutèrent la salle, tels de bons renifleurs, puis se retirèrent tout aussi délicatement. La porte claqua.
- Qu’est ce qu’ils sont cons, je te jure.
Je me posai sur le tabouret. J’étais en alerte.
Mon pote Halim se retourna les cafés fumant à la main.
- Tiens mon grand. A Àa santé de Ducon et Ducon. Les chasseurs de bombe atomique.
Ah, ah, ah, faut le voir pour y croire.
Je pris la tasse dans le vide. Fallait que je lui dise. C’est ça, j’avais besoin des conseils d’un pote. Un avis extérieur. Un confident. Ça puait l’embrouille tout autour de moi.
- Tu sais Halim, en ce moment j’ai le sentiment d’être embringué dans une drôle d’histoire.
- Quoi ? C’est les deux déménageurs qui t’ont fait flipper ?
- Justement, puisque tu en parles, cette photo, ça me fait penser à quelqu’un.
Il ricana, me disant que l’impact des deux balourds m’avait fait délirer. Il ne fallait pas être aussi sensible. Des filles comme ça ne venaient pas rôder par ici.
- Tu comprends, ils peuvent sous prétexte préventif, te mettre dans la merde sans aucune preuve. C’est pire que la rumeur. Ils sont capables de défoncer ta porte parce que ton nom apparaît dans une saloperie de dossier, de collabos. T’as rien vu, tu sais rien. Même si tu crois la connaître, faut pas. Rien.
- Ouais, logique.
Il avait raison. Elle avait disparu, un point c’est tout. J’allais oublier ces conneries.
J’avais tendance à m’impliquer à fond dans mes articles. Pour mon patron c’était ma principale qualité. En plus, il me qualifiait d’accrocheur, de têtu, de buté, et surtout de sans horaire. Sans existence en somme. Un vrai sacerdoce.
Par contre pour ma vie intime, la vraie, celle du réveil matin, c’était totalement différent.
À tel point que Garance, mon ancienne future femme, m’avait plaqué, ne supportant plus cette vie chaotique incompatible avec le futur bébé.
Depuis, je vivais dans le désert. Le plus vaste et le plus aride. Le désert affectif. Mais, après les premières dunes, j’avais réussi à m’adapter en profitant de quelques oasis. La nature reprenait le dessus. Soleil.
Je bus donc mon café, soulagé. Maintenant, j’allais remonter au bureau pour bosser mon dossier. Une belle affaire de fausses factures qui collait parfaitement à la crise.
- Tu sais Halim, il faut qu’on se refasse une soirée. On ne se voit pas assez. On ne parle plus ensemble. Qu’est-ce que tu fais samedi soir ?
- Si tu viens avec celle de la photo, c’est moi qui régale.
Il devint pâle, translucide. Il s’étira sur le côté, comme si ses yeux voulaient plonger de l’autre côté du bar. Il regardait par-dessus mon épaule. Je pivotais sur ma gauche.
Choc. Accélération cardiaque. Hyper ventilation.
Mon phantasme, ma belle blonde, était là, debout entre les tables, face à nous, évanescente, silencieuse.
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