On ne sait pas trop ce qu’une ventolière pourrait être. Est-ce un jouet, est-ce une figurine qui se plaît au vent, qui se laisse emporter et qui s’égare?
On n’est pas dupe, « la ventolière en plastique » est une métaphore et on ouvre le recueil de poèmes de bien avertis : la poésie sécrète elle-même le sens propre des mots qui manquent aux dictionnaires. La poésie est ce lieu géométrique où s’actualisent toutes les possibilités virtuelles d’une langue. Tout ce qui n’existe pas dans la poésie n’existe nulle part ailleurs.
Cette profession de foi en bandoulière met les sens en alerte douce, on se dit prêt à accueillir ce que la poésie peut faire (re)surgir en nous - en bonne et unique sage-femme. Et on tombe des nues. Le vent a-t-il été beaucoup plus fort ?
Suite à un accident vasculaire une femme de 48 ans se retrouve paralysée et amnésique.
« La ventolière en plastique » est cette maman, la mémoire en lambeaux et le corps qui s’efface, dont le fils de 26 ans prend soin. La poésie de Marius Chivu est le récit de cet amour-désespoir qui se décline en quelques aquarelles douces et terribles, où lumière et noirceur se dépassent et s’illuminent.
On est d’emblée pris à la gorge par cet instant banal où, une nuit de novembre, la mort s’assoit tout près :
« la nuit je veille sur elle/ à la lumière de mon portable/ je l’écoute clapoter de l’intérieur/ pleine des liquides doux amers de/ la vie en flacon. »
Et puis on s’installe dans la douleur de quelqu’un qui veille et on cherche la bonne distance, à mi-chemin entre la pudeur et la compassion, qui nous rendent forts : on est des êtres humains, mais à qui cela n’est pas tout à fait arrivé. Et le poète écrit sur nous :
« nous réalisons à quel point/ nous avons toujours été peu nombreux et seuls/ que l’amour suspendu et pesant/ mesure le vide béant entre nous/ et nos proches que notre malheur/ met mal à l’aise/ les faisant se cacher/ s’éloigner de nous/ jamais nous ne serons préparés/ à ce qu’il nous est arrivé/ le passé est impossible et le présent/ calme/ presque posthume ».
Le baume de la poésie adoucit le voyeurisme, le malaise d’être, avec celui qui raconte, le vent qui chamboule une « ventolière en plastique ». Toute douleur a le droit (et le devoir, n’est-ce pas ?) de se consommer dignement à la lumière solitaire d’un portable, mais en lisant ce « mémento d’une mort reportée » nos yeux allument, dans le silence de la lecture, des bougies. Une sorte de lyrisme nu enrobe les images dénudées qui racontent la nuit du Nouvel An à l’hôpital, les gestes faits à la place d’un être à demi absent, le crâne rasé de la maman, sa tête « luisante, petite délicate comme un pamplemousse blanc ».
Comme des bribes de haïku, parsemées parfois en gras ou entre parenthèses dans le texte, on cueille ces images talisman et on avance, on apprend à mettre un pied devant l’autre dans cette matière frêle et chancelante, dans ce monde qui pue l’iode et la peur.
« (pour lui montrer à quel point je l’aime/ mes cheveux ont blanchi) ».
Les poèmes se font litanie contre l’amnésie et incantation contre le vent le plus violent qu’il soit, la perte de la patience et surtout « la redondance de la souffrance ». Une once d’humour et on se blottit définitivement contre cette tendresse exaspérée :
« comme il est dur de faire un 4 et le chapeau de î/ regarde quelles jolies formes a le 8 : il ressemble à shakira/ non, cette tranche n’est pas le pain de Dieu/ arrête de me dire monsieur/ allez répète avec moi :/ bonjour je m’appelle lidia tu es mon fils Marius ».
Quelques poignées de vers suffisent afin de ramasser avec maestria les miettes de vie restantes, à sauver à tout prix. Qui sauve qui ? En prenant soin de sa maman - devenue l’être le plus étranger au monde -, le fils se refait en tant que fils et en tant qu’homme. Finalement c’est de sa seconde naissance à lui dont il prend soin :
« je suis la mère en elle, elle est la petite fille en moi/ Nous sommes les mêmes. »
Une filiation radicale rend légitime le premier verbe poétique de Marius Chivu : elle s’est presque tue et lui, il a su écrire. Ecrivain, traducteur d’Oscar Wilde ou de Lewis Carroll, chroniqueur littéraire pour la revue Dilema Veche, Marius Chivu reçoit plusieurs prix littéraires pour ce premier recueil de poésie, paru en 2012. Traduit du roumain par Fanny Chartres dans une langue française qui mélange douceur et transparence, le recueil est aussi beau en soi : les éditions M.E.O. ont couché les poèmes sur du vélin et les ont fait miroiter dans quelques gravures troublantes, signées par Dan Stanciu.
La traductrice n’a pas hésité une seconde à inventer de toute pièce le mot du titre, étrange et poétique. « Ce chant d’amour dédié à une mère m’a profondément émue, nous confie Fanny Chartres. Le poète a réussi avec beaucoup de sensibilité à dépeindre, à personnifier, à dramatiser la vie et la relation entre une mère malade et son fils. Mais il n’y a ni pathos, ni mélodrame, juste de la lucidité sans ambages et de l’amour. »
Puisque « La ventolière en plastique » est le livre d’un grand amoureux, le vent du désespoir ne souffle à aucun moment. Ce n’est pas dans les dictionnaires qu’il faut chercher les mots qui lui font face. Devant le peu de la vie et devant l’inconnu, c’est la poésie qui invente l’impossible, une fois de plus.