Le départ de Gallimard que Maurice a opéré pour sournoisement corrompre la machinerie huilée Albin Michel déboule sur un nouveau stratagème mécanique et implacable. Un piège, ce différentiel cognitif, en temps réel que l’on donne en pâture aux innocents, persuadés d’en devenir les prédateurs, quand ils n’en sont que la proie.
Depuis son Québec plus ou moins libre, Artefact s’imprime donc sur les esprits du Continent Croulant, et une fois n’est pas coutume, Maurice ne plonge en nous que pour mieux nous en extraire les tripes, à grand renfort de coupe-coupe. Trois textes, trois épreuves à surpasser, trois prologues à une fin des temps que Dantec ne finit plus de prophétiser, mais qu’il met cette fois en scène. Et dans des scènes si justes que l’on gagnerait peut-être à l’écouter. Mais qu’en est-il des faits dont le Diable se montre toujours si friand ?
Premier temps : Le Ground zéro. Qu’on se targue de voir ici une utilisation énième de l’Évènement 11 septembre, signifie clairement que l’on n’a pas pris connaissance des notions dispersées dans Périphériques, manifeste de la pensée dantecquienne (Word a beau hurler au néologisme, tu me le pardonneras, mon vieux. Ou pas.). Un être né, meurt et re-né pour mourir un jour prochain suave une fillette des flammes du World Trade Center. On le devine, cet être n’est pas humain ; c’est un Observateur. Il regarde sans prendre part. Mais quand il en vient à intervenir, il brise la loi essentielle. De cette rupture va engendrer pour lui, comme pour la fillette, une fuite nécessaire, un retour vers le Vaisseau Mère, qui les extraira tous deux d’une planète de ruines, un planète ruinée, qui l’ignore. De pièges en pièges, il faut s’échapper. Et parvenir à s’arracher au piège, in extremis.
Temps Deuxième : L’apologue de la machine. Amnésique et désorienté, un homme se réveille dans un pièce à explorer. Toute une histoire à écrire, un passé qui ne prend aucun sens, un présent en perpétuel (re / dé)construction et un futur que l’on doit appréhender littéralement. Aux alentours, la chambre s’étend jusqu’à devenir villa, elle-même débouchant sur une plage privée. Et une valise violette. Contenant une machine. Autre piège, autre dé bouché vers l’inscription de son être dans un courant, dans le courant de l’existence. Or cette machine est à écrire. Une pièce ancienne par laquelle on peut se raconter, s’écrire et finalement exister. Et faire exister. Écrire le piège est-ce un moyen de s’y soustraire.
Fin des Temps : Le stratagème. Investi d’une autorité démoniaque, un homme sème la mort, consciemment, méthodiquement. Il assure l’intérim du Diable, le Fils de Pute Suprême, qui se prélasse sur une plage quelque part, là-bas. Satan, son frère, dont il est le double, et avec qui pourtant il ne forme qu’un. Car si l’un est le Comptable du Mal, le héros en est devenu le technicien, l’ingénieur chargé de châtier les innocents-coupables. Pour cela il faut concevoir des mondes-machines indépendants, où la Liberté réside dans le choix de sa mort. On y survit en attendant de trancher entre l’une ou l’autre des résolutions possibles. Le tout bien évidemment retransmis sur internet : www.welcometohell.world. Les atrocités commises pour la cause la plus diabolique possible repoussent les limites humaines. Mais qui reste humain quand le piège se referme ? Une juge ayant condamnée une femme pour le profit d’une secte et qui devient criminelle en abattant froidement, nue dans la neige les membres de ladite secte ? Et ce n’est qu’un avant-goût. Les polices du Canada piétinent à traquer ce tueur en série, quand il incendie la moitié du territoire et survolte les internautes pris au piège de ses meurtres. Et quel profit y’a-t-il pour ce non-homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? L’Armageddon ? Et ensuite... ?
« C’est cela la littérature, le moyen d’implanter directement une pensée dans un autre crâne, une parole dans un autre corps que le sien, des images vues par d’autres yeux, des sons entendus par d’autres oreilles que celles de celui qui écrit. »(Le Monde de ce Prince, in Artefact)
C’est tout cela Artefact. Une porte ouverte avec immersion immédiate dans les mondes de Chimères de Dantec. Des mondes-pièges, des pièges-racontés, des récits-toiles d’araignée dans lesquels l’esprit s’agglutine au point de n’en plus s’extirper. Même si Artefact ne présente pas les qualités des romans précédents, et que l’on sent bien qu’une autre facette de la vérité y éclate, le plaisir de retrouver les réflexions de Dantec. Il s’invite en vous, y installe ses quartiers et le chausse-trappe vous a déjà emprisonné. Impossible de se ne pas débattre et impossible de fuir. Difficile de résister, donc.
Néanmoins (ce qui doit faire mal tout de même), la force des précédents ouvrages ne paraît pas aussi clairement. Pour qui se sera passionné pour Grande Jonction, on ne retrouvera pas le côté épique que Maurice sait entretenir et déployer sur la totalité de son récit. Ici comme la grande nuit de la fin des temps. Il convient qu’elle soit menée en bonne et due forme, par un celui qui se qualifiait « d’entrepreneur en démolition ». Car on y ressent le pouvoir d’un réacteur nucléaire, clairement décidé à tout atomiser.