Dès les premières pages, l'écriture de est saisissante, pénètre d'emblée le lecteur, séduit par l'élégance et la délicatesse du style. Limpide et concise, si spontanée, elle accueille avec bienveillance celui qui pose son regard sur les pages, et ne l'éloigne qu'au terme du livre, avec de vrais regrets. Alors ébranlé, touché par la grâce et la beauté du roman, le lecteur est à la fois perclus de douleur mais enveloppé de dignité car, face à un tel raffinement, seule la retenue peut convenir et l'admiration régner, pour l'auteure comme pour l'histoire.
Au début du XXème siècle, dans une maison bourgeoise à Saint Ferreux-sur Cher, Anselme de Boisvaillant, notaire, a réglé sa vie avec rigueur autour de son activité professionnelle. Remarié depuis cinq ans avec Victoire, grâce à un arrangement familial (« les mentalités s'accordaient, les portefeuilles aussi »), il ne trouve pas de contentement auprès de sa femme, distante et lointaine ; dort dans son étude le plus souvent et lorsque le besoin charnel devient trop intense, tel un seigneur, il exerce son droit de cuissage sur Céleste, la petite bonne de dix-sept ans, innocente et soumise, toute dévouée à la Vierge.
« La bonne ne prend vie que de brefs instants. Tous les trois mois environ, quand une envie irrépressible le pousse à monter quatre à quatre les escaliers jusqu'à la petite chambre, jusqu'au petit lit en fer, pour serrer et tirer le chignon jusqu'à en jouir. »
La jeune fille, qui prie pourtant chaque matin « Sainte-Marie mère du monde, protégez-moi » se retrouve toute démunie lorsqu'elle tombe enceinte (« elle se demande si elle n'a pas attrapé une maladie ») n'ose pas se confier à Huguette, l'autre femme de chambre mais se fait surprendre par Victoire en essayant un corset. « Victoire pousse un cri […] Elle a vu le ventre. »
L'enfant à naître deviendra celui du couple de la maison, dans le plus grand secret de la demeure. Pour le plus grand soulagement d'Anselme, rassuré sur sa virilité, de Victoire, désormais mère en évitant tout « enchevêtrement immonde », de Céleste, qui garde sa place, échappe à la faiseuse d'ange.
Dépossédée d'amour maternel, Victoire délaisse vite l'enfant. « Serrer Adrien contre elle lui demandait un effort insurmontable ». Repris par Céleste, la nuit, à la dérobée, nourri et aimé, alors que tout le monde dort, l'enfant, peu à peu, sort de son engourdissement, retrouve sa vitalité. Un soir, Victoire se réveille, cherche le couffin et se dirige vers la chambre de Céleste, installée sous les combles. Là, aux côtés de Céleste elle découvre l'enfant, l'attachement qui les lie et un trouble inhabituel, une sensation forte l'envahissent brutalement, vibrent en son corps, menacent sa raison, bouleversent sa destinée. L'amour existe donc, au-delà des convenances sociales, (« ces épaisseurs inutiles ») pur et sans brutalité, ni dégoût. Passionnel et éblouissant.
Intensément romantique, cette histoire, à la fois sensuelle et délicate, au charme légèrement suranné, fait corps avec l'écriture de Léonor de Recondo, rend compte avec une infinie justesse de l'atmosphère de ce huis-clos ; se respire presque.
D'abord les mouvements d'étoffe précieuse, des rubans de soie sur le corps frêle de Victoire, les lacets du corset qui compriment, les draps de fil au parfum de lavande ou la toile de lin rêche, puis l'odeur de Céleste, doux mélange de fougère, de foin coupé et de transpiration, pénètrent le lecteur en profondeur et avec la même force, la grossièreté d'Anselme, ses manières frustes à l'égard du corps féminin, l'indisposent et l'éloignent du personnage, le révulsent.
Le voilà submergé par la puissance des mots, bouleversé par ce sentiment amoureux qui se déploie, transcende les personnages, libère leurs craintes ; au-delà des barrières sociales ou célestes. «Un monde glissant, fiévreux, exaltant » à l'intérieur duquel le lecteur se sent pris de vertige et chancelle avec bonheur.