Un objet mystérieux trônait sur la table de chevet de mon père. Je n’étais pas en âge de comprendre les mots griffonnés, mais je savais pertinemment que leur présence suffisait à justifier l’importance de ce qu’il ne voulait surtout pas oublier. Quelques années plus tard, en terre Coréenne, il m’est apparu l’idée de figer à mon tour de bien étranges secrets. Je me laisse aller à regarder la télé locale. Quelques jeux absurdes se succédaient sur les chaînes. La ridiculisation de l’autre pour faire oublier son propre ridicule ? Enfin, après quelques hommes sandwichs s’époumonant sur un toboggan savonné, je zappe sur une émission littéraire « à la coréenne ».
Un présentateur, des invités autour d’une table lumineuse. Serge July de « Libération » avait trouvé son chroniqueur à la mode bridée. Il présente quelques ouvrages, dont les caractéristiques s’apparentent à des récits de vies. Là encore, quelques spécificités très locales : les quatre invités sont de dos au journaliste. Ils ne peuvent soutenir sa vue. Personne ne se parle. Ils sont assis les uns en nuque des autres. Chacun témoignant sur l’expérience qui l’a amené probablement, à écrire les quelques lignes commercialisables reliées. Le présentateur rit en mélangeant les bouquins et apparemment, il joue à celui qui reconnaîtra « qui a dit quoi ? ». Ce n’est pas un jeu, c’est une sorte de modestie, agrémentée d’un brin de défi personnel. Une des meilleures façons semble-t-il, de déjouer les faux écrivains qui, sous prétexte d’une charge suffisante dans leur secteur d’activité (prenons l’exemple de biographies de sportifs), s’attachent les services d’aides littéraires, dans le but de convertir en culture, la somme des efforts libérée sur un terrain gazonné.
Puis, vint le moment où, chacun à leur tour, témoigne, face caméra, de l’improbable enseignement et des valeurs transmises par l’écrit. Enfin, le dernier à prendre la parole semble circonspect. Il ne répond à aucunes questions. Etonnement sur le plateau ! La retenue légendaire est agressée dans son fondement. Le présentateur désire l’entendre sur le champ ! Il lui jette le livre devant son verre d’eau à moitié vide, ce qui manque d’ailleurs de le mouiller entièrement. Il prend son « bébélittéraire » dans les bras. Le tend à la caméra. Un ami de passage pour le diner me fait la traduction :
— « (Traduit de l’anglais), Non, ce mec, il vend son bouquin. Celui-ci traite des différentes façons de concevoir la philosophie de vie à travers une cinquantaine d’auteurs asiatiques ».
Et là, le déclic ! Je revis toute mon existence défiler sur le dessus d’un lit trop sec. Ou sur les dessous d'une femme trop molle ? A vous de juger, comme le dit si bien Arlette Chabot. Sous l’emprise d’une envie incontrôlable, Je remonte le fil de l’histoire. Mon passé, mes aides, mes ennemis, et toutes sortes de mésaventures catastrophiques vécues. Le seul problème en fut la forme : Roman ? La somme des personnages entrants, puis sortants me donnaient le tournis. Une nouvelle comédie humaine ? Pas assez de temps, de talent. Essai ? Il faut une problématique et un but à atteindre. Nouvelle ? Trop riche et trop éparses ces souvenirs. Je ne savais comment définir cette taxinomie dont seuls quelques auteurs, avaient risqué de s'y perdre. Il me faut un lien qui garderait près du cœur, la terre de ma croissance, les amis de fortunes et fortunés, les malentendus amoureux, le glauque parmi le gore. Eurêka ! L'abécédaire ! Mais c'est bien sûr ! Une structure, des règles, une vision tronquée, mais qui m'appartiendrait de toute façon.
Peut-être ai-je tort de choisir entre le roman et l’autobiographie ? Mais peut-être pas, en fin de compte. Car, ne parle-t’on pas de dimension romanesque, lorsque nous évoquons nos souvenirs d’antan ? Ce qui pose le problème du prix du souvenir. Le coût forfaitaire du livre ressemble bien souvent à une liquidation au poids. Malgré cela, et à notre décharge, les mots sont pensés pour être dits. polymorphe, et syntaxe bien huilée seront toujours le reflet d’une âme en tant que telle. Insondable et variée, elle est le cimetière de nos mots, là où le pratiquant voit la pénitence. Là où le scientifique cherche à définir sa masse. Là où l’athée lui cherche une utilité.
J’ai établi un lien direct avec cet étrange foutoir. Ce vide grenier, cette pièce en plus pour parisien en mal de place. C’est pour cette unique raison qu’il m’est difficile de trimbaler tout cet attirail durant la journée. Une machine le midi, un homme la nuit. Peut-être ? Dans tous les cas recensés, les humeurs altruistes, les bonnes actions, ou le temps que l’on prend à se confier, se matérialise toujours à une heure tardive :
—« Bas les masques, chéri ! Il est dix plombes. Avant de dormir, je voudrais savoir si tu m’as toujours aimé en ton fort intérieur ! J’en ai besoin !
—Eh bien, fouille ! », Lui dit l’homme.
L’instant de vérité, où l’être n’est plus un caddie de supermarché.