Un roman dont les droits ont été cédés à une quinzaine pays, vendu à plus de 300 000 exemplaires en Suède (pour 9 millions d'habitants), 75 000 en Norvège (pour 5 millions d'habitants) ou 90 000 au Danemark ne doit pas pouvoir passer inaperçu lorsqu'il arrive en France. Et pourtant, même après sa parution en poche, ce livre n'est pas entré dans la liste des meilleures ventes. Et c'est bien regrettable. Mais pas sans appel.
"Il n'y a aucune limite, même en imagination, aux progrès que nous connaîtrons au cours du XXème siècle".
1er volet d'une trilogie d'aventures ), le roman se déploie à l'orée du XXème siècle, au cœur du développement industriel et des grandes inventions, de la conquête du monde, et raconte avec passion et enthousiasme, précision et profondeur l'existence de trois frères norvégiens orphelins d'un père pêcheur, lesquels, repérés par une société de bienfaisance, vont être formés dans la prestigieuse université de Dresde et devenir d'habiles ingénieurs.
Ecrite par Jan Guillou écrivain et journaliste suédois de renom (La Fabrique de violence, L'Héritage d'Arn le templier ou Le Chemin de Jérusalem), cette épopée, vertigineuse par son ambition (raconter l'histoire de l'Europe du XXème siècle) est une réussite à part, un divertissement intelligent, captivant et addictif, même après 700 pages, capable d'emmener le lecteur, sans jamais le lâcher, des contrées rigoureuses et hostiles du Hardangervidda jusqu'en Afrique de l'Est, de le plonger avec bonheur dans un passé historique européen aux résonances suffisamment proches pour exalter sa curiosité et l'interpeller.
Une évasion instructive et exotique, un sens du détail convaincant parfois spectaculaire et un talent de conteur indéniable (quel que soit le sujet). Rien de mieux pour échapper à la grisaille ou occuper des vacances. Il serait vraiment dommage de s'en priver.
Porté par un rythme régulier d'alternance entre l'histoire de deux frères d'abord, Lauritz et Oscar, le roman oscille entre les paysages de fjords et de montagnes norvégiennes et la savane africaine et permet ainsi au lecteur un dépaysement total, jamais monotone.
Tour à tour, il vibre, à l'instar des deux héros, face à la démesure des chantiers ferroviaires qui se mettent en place dans la rigueur de l'hiver arctique comme dans la chaleur de Dar es Salam, il redoute les éboulements et les tempêtes, les attaques de peuples cannibales ou la Malaria, est saisi d'effroi ou d'émotion lors de chasses aux lions ou aux éléphants, intensément imprégné aux événements qui façonnent l'existence des deux frères comme ceux qui écrivent l'Histoire.
Car, au-delà de l'aventure héroïque, c'est aussi d'un côté, le récit de la société norvégienne qui se modernise, développe ses infrastructures et s'enrichit, met fin à son union avec la Suède, envisage d'accorder le droit de vote aux femmes et de l'autre, celui d'une Afrique coloniale allemande qui rêve d'une liaison ferroviaire transafricaine, commence à exploiter les forêts, développe le commerce de l'ivoire, signe des traités avec des chefs indigènes, entre en conflit avec les Britanniques, capitule en 1918…
Autour de ces deux héros, une foule de personnages secondaires attachants, dont on suit également la destinée, qui pour certains participent à la vie sentimentale des deux frères et sont intimement liés à leur réalisation personnelle.
Un ensemble à la fois épique, historique et social, érudit et surprenant, empreint d'une tonalité très énergique (çà et là quelques rares longueurs peut-être), drôle et grave, parfois féroce, jamais morne où les événements se succèdent pendant une vingtaine d'années, sans donner l'impression d'être survolés mais au contraire, racontés avec un souci de précision enthousiasmant et haletant (merci au traducteur). Si savoureux qu'on en redemande. Et vite !
Le 2ème volet "Les dandys de Mannigham" (chronique à venir) est paru chez le même éditeur et s'intéresse davantage à Sverre, le troisième frère.