1703, quelque part, en Transylvanie. Des ombres moites et douillettes capitonnent sensuellement les bâtisses. Comme la lueur du chandelier à trois bougies ne rend pas les contours nets, lorsque les corps s'effleurent, on palpe directement l'âme.
Tobie tombe amoureux. Sara est d'une beauté frémissante. Autour d'elle la lumière se met à vibrer finement et l'existence entière miroite, hallucinée. C'est dire si son père, le Dr Israël Hübner, est un alchimiste et si , l'auteur, est un fakir.
Les personnages prennent vie au point d'intersection de l'ombre et de la lumière, là où « beaucoup de choses se dérobent encore à la parole ». Justement, sur la page, quand la lumière « s'égoutte » et on perçoit « l'ondoiement inquiétant de la nuit », les mots se font phosphorescents.
Avec Ștefan Agopian on vit dans des tableaux de Brueghel l'Ancien : le geste du quotidien est précis et la pensée translucide. On boit de la bière dans des chopes à couvercle et à blason, on met goulûment les doigts dans un confiturier, on détourne sans état d'âme des lettres, on tisse des intrigues politiques.
On ne fait jamais l'amour. Cependant l'air est langoureux, les souffles exhalent une sensualité étouffante. C'est l'effet des demi-mots envoûtants, des deux points suspendus, qui butent contre le vide prometteur. C'est surtout l'effet des bruissements que l'ombre et la lumière naissent en se frottant sans cesse. « Une chose agréable et encore étrangère à son imagination semblait lui rôder autour, un désir sans mots, une petite commotion qui troublait l'équilibre du corps frêle entre émotions et pensées vagues. » Lorsque les corps des personnages s'effleurent, l'air est galvanisé par une constellation invisible d'étincelles de désir. Il y a quelque chose de profondément onirique dans ce monde qui pourtant vit et fait palpiter toutes ses veinules, comme remplies d'un fluide encore plus vital que le sang. Quel est ce flot invisible qui anime des êtres concrets et mystérieux, des personnages historiques ou inventés de toutes pièces ?
Intolérants envers les Roumains majoritaires, des Hongrois, des Sicules et des Saxons se dominent et se jalousent dans une Transylvanie harcelée par une compétition religieuse dans laquelle l'empereur Léopold 1er prend en cachette la partie des catholiques. Ștefan Agopian sait très bien ce qui coule dans les veines de ce petit monde contrasté : c'est le Temps.
L'écrivain a beau couper son flot en 1703. Son écriture atemporelle regorge du débit impétueux de ce Temps superbement indifférent envers l'Histoire, qui rebat les cartes à volonté au point de créer l'illusion de circularité. Tous les événements, tout ce qui arrive aux gens, dans une époque quelconque de l'Histoire, ce n'est que le palpitant orgasmique du Temps en tant que fluide vital de ce monde.
Autant les personnages savent ce qui va leur arriver, autant l'auteur fait semblant de n'être sûr de rien. Il y a une dimension ludique et frivole qui sape constamment cette fascinante quiétude qui plane même sur les faits les plus violents : « Dans un battement serein, la nuit se posa sur sa maison, les petits éclairs que déchiraient son corps, nos événements, tout ce qui nous a tourmentés et nous tourmentera encore à l'avenir, les innombrables pages du présent livre, rien de tout cela ne semblait mouvoir dans un sens ou dans un autre la lourde machine de l'obscurité limpide qui nous entoure. » Ștefan Agopian pourrait dire, en épicurien distrait : croyez-moi sur parole parce que je doute moi-même que je sois capable de savoir quoi que ce soit.
L'excellente traductrice Laure Hinckel nous guide de temps en temps à travers la pénombre séduisante et troublante de l'écriture elliptique de Ștefan Agopian : ses notes inspirées traversent pertinemment les bas de page, comme des chandelles qui illuminent un instant les visages trop discrets des convives d'un banquet.
Cette anecdote incroyable, on l'apprend dans la « Préface » que Laure Hinckel signe également: écrit au temps de la dictature communiste, trop subversif pare ce que le fruit d'une liberté de création troublante, le manuscrit de « Sara » a déstabilisé à l'époque son censeur. Au bout de deux ans de discussions et d'hésitations, le censeur admet l'impossible : « Mon devoir de marxiste est de l'interdire, mais mon cœur d'esthète veut le voir paraître ».
Paru en Roumanie en 1987, « Sara » est le premier titre traduit en français parmi les 8 romans si singuliers que Ștefan Agopian a écrits à ce jour.
Et si Dostoievski avait-il vu juste ? La beauté (des mots) pourrait sauver le monde.